Les audiences publiques au terme desquelles sera décidé le sort de la grande région du Grand Ours en Colombie-Britannique ont démarré cette semaine et déclenché une véritable levée de boucliers. Grandes sociétés pétrolières, complot de l'étranger, colère ministérielle, tous les bons ingrédients pour un film d'action grand public. Tout ce ramdam a cependant occulté la question essentielle : faut-il autoriser, et à quelles conditions, le passage de grands navires pétroliers et d'un pipeline bitumineux dans l'une des dernières forêts pluviales côtières tempérées encore intactes sur la planète ?    

Je soupçonne qu'une majorité de citoyens au Canada ignore que le trajet prévu du pipeline Enbridge traverse un paradis écologique. C'est que les promoteurs du pipeline préfèrent de loin présenter le projet sous l'angle du développement d'un marché pour notre pétrole des sables bitumineux - et insister sur de soi-disant intérêts étrangers malveillants qui tenteraient par tous les moyens de le contrer - que de mener un débat fondé sur des données scientifiques entourant les risques bien réels d'un trafic pétrolier dans cette région.

La région du Grand Ours est en effet le seul endroit dans le monde où l'on trouve l'ursus americanus kermadoi; cet ours « noir » au pelage blanc, appelé ours Kermode ou Ours Esprit, est plus rare encore que le panda géant. Le rorqual à bosse, l'épaulard et plusieurs autres espèces de cétacés prospèrent dans les eaux froides et calmes de cette région fabuleuse, et l'aigle y est aussi nombreux que les moineaux dans nos parcs urbains.

On y trouve également les cinq espèces de saumon du Pacifique, et une industrie des pêches prospère, de même qu'une industrie forestière active et durable.

Heureusement, les communautés dont le mode de vie est étroitement lié depuis toujours à cet extraordinaire écosystème savent, elles, la valeur de cette région. Les peuples des Premières Nations des côtes de la Colombie-Britannique savent bien qu'un écosystème en santé est irremplaçable et ils ne sont guère sensibles au chant des sirènes des défenseurs du projet et à leurs promesses de pétrodollars.

Même Enbridge ne peut nier la possibilité d'un accident toxique. Et ce pipeline de 1170 kilomètres traverserait la forêt pluviale et de nombreuses rivières à saumon au passage? À Kitimat, le bitume dilué toxique serait chargé dans d'immenses navires pétroliers et chaque année, l'on verrait plus de 200 de ces navires descendre d'étroits fjords pour rejoindre des eaux parmi les plus houleuses de la planète?

Dans ce contexte, il est étonnant que d'aucuns questionnent la pertinence de la participation d'intérêts étrangers aux audiences de l'ONÉ. Est-ce à dire que l'on devrait interdire les sociétés d'exploitation des sables bitumineux, dont la majorité sont détenues et exploitées par des intérêts étrangers? Cela relève de l'hypocrisie pure et simple, quand on pense que l'industrie et le gouvernement ont dépensé en catimini des millions de dollars en activités de lobbying auprès de gouvernements étrangers et en sollicitation d'investissements étrangers directs dans les sables bitumineux. Autrement dit, venez au Canada pour exploiter la nature, mais pas pour la protéger!

Ce « débat » est destiné à détourner l'attention du véritable enjeu : la protection de la région du Grand Ours, qui est importante pour l'ensemble de la planète. Si le projet sur la table concernait l'Amazone ou la Grande barrière de corail, des gens de partout dans le monde se mobiliseraient pour protéger ces lieux irremplaçables, et l'engagement de ces citoyens du monde serait le bienvenu. Cet engagement ne devrait-il pas aller de soi dans une société telle que la nôtre, qui prône l'ouverture et la liberté d'expression?