On se souvient tous du film Forrest Gump, l'histoire d'un simple d'esprit qui, sans trop comprendre ce qui lui arrive, se retrouve au coeur de l'action, héros de guerre, champion de football, de ping-pong et de marathon, et même homme d'affaires multimillionnaire.

Mais derrière cette fable tout à fait charmante, il y avait un message troublant, qui m'a toujours mis mal à l'aise. Ce film est en quelque sorte une allégorie sur les vertus de la non-intelligence, l'idée qu'il est possible de réussir de façon remarquable, sans éducation, sans préparation, sans compétence.

 Ce film, et son succès, ne sont pas un pur hasard. Ce même message, le triomphe de la non-intelligence, se retrouve de façon récurrente dans le cinéma américain, la forme d'art qui décrit le mieux les valeurs de cette société. Pensons à Being There, l'histoire de M. Chance, un jardinier coupé du monde, absolument ignare, dont les banalités deviennent des conseils précieux pour les puissants de ce monde

Cette valorisation de la non-intelligence est une forme avancée du populisme, qui semble unique à la société américaine. Un populisme qui ne se contente pas de souhaiter que les dirigeants soient proches des gens ordinaires, ou encore qu'ils reflètent les aspirations des gens ordinaires, mais un désir profond que les leaders soient eux-mêmes des gens parfaitement ordinaires. Le rejet des élites, la logique du plus petit dénominateur commun.

Ce phénomène a très certainement contribué au succès instantané de la candidate à la vice-présidence du ticket républicain, la gouverneure de l'Alaska, Sarah Palin. La popularité de ce choix-surprise de John McCain s'explique en partie par le fait qu'il ait choisi une femme à ses côtés, et pour certains, l'énergie avec laquelle elle défend les valeurs de la droite sociale. Mais le fait qu'elle sorte de nulle part, qu'elle soit une madame Tout-le-Monde, une «hockey mom», a joué pour beaucoup.

Les observateurs et les adversaires démocrates se sont empressés de souligner son absence totale d'expérience pertinente pour la fonction qu'elle voulait occuper. Un enjeu majeur quand on sait que le vice-président est à un battement de coeur de la Maison-Blanche, et que sa fonction première est de remplacer le président s'il meurt ou s'il est incapable d'occuper ses fonctions. Une perspective terrifiante étant donné l'âge de M. McCain.

Mais justement, pour bien des gens, cette inexpérience a été perçue comme un atout. C'est son incompétence qui a fait la force de Sarah Palin.

Enfin, pouvait-on dire, quelqu'un comme nous, pas une spécialiste, pas une membre des élites, qui sait tout et connaît tout; quelqu'un qui n'a pas les connaissances et qui ne veut pas les avoir. Qui brassera la cage à Washington avec, comme le dit Mme Palin, «une perspective fraîche».

Au premier abord, on pourrait y voir un sain triomphe du gros bon sens. Mais on sent, en filigrane, l'idée que la culture, la formation, l'intelligence sont les manifestations d'une certaine dégénérescence urbaine, en opposition aux qualités franches, nettes et patriotiques de ceux qui n'ont pas été corrompus par le savoir.

La feuille de route de Mme Palin parle d'elle-même. Elle s'est distinguée comme mairesse d'un petit patelin de 6000 personnes. Elle a été gouverneure pendant peu de temps d'un État excentrique, l'Alaska, qui compte à peine 670 000 habitants, qui est coupé du reste du pays. Elle a certainement une énergie et une détermination débordantes, mais elle connaît peu le coeur des États-Unis et ses problèmes. Et encore moins les problèmes du monde, elle qui n'a jamais voyagé et qui, comme expérience internationale, évoque le fait que l'Alaska n'est pas loin de la Russie.

Dieu merci, ce qui sauve les États-Unis, c'est que ce n'est pas un pays monolithique. Il y a George Bush, mais aussi Bill Clinton. Il y a une droite religieuse, mais aussi des villes d'avant-garde. C'est un pays complexe qui ne mérite pas la caricature.

Et si l'effet Palin a contribué à faire monter les républicains dans les sondages après leur convention, on observe depuis un retour du balancier. Un deuxième regard sur le manque de jugement de John McCain dans ce choix, mais aussi la découverte progressive de la profondeur de l'ignorance de Mme Palin, jouent maintenant en faveur du tandem Obama-Biden. Voilà la morale américaine.

Il y a aussi une morale canadienne. Ce fléau ne nous menace pas. On peut ne pas être enchanté par notre campagne électorale, mais il n'en reste pas moins que les leaders des deux principaux partis sont tous deux des «nerds», cérébraux et intellectuels.