Quand on passe son temps à acheter des livres, on fréquente un peu moins les bibliothèques publiques, trop occupé à garnir la sienne. C'est donc avec un peu de retard que je suis allée m'inscrire, il y a trois semaines, à la Grande Bibliothèque de Montréal. J'y suis allée souvent pour des activités ponctuelles depuis son ouverture, mais c'était la première fois que j'y mettais les pieds comme abonnée.

J'en suis ressortie émerveillée comme une péquenaude, alors que j'habite à trois pas. Rompue depuis longtemps aux vicissitudes des services publics, j'avais apporté avec moi un maximum de documents prouvant mon existence et ma bonne foi. On aurait dit que je me préparais à entrer dans un club ultra sélect; or, en cinq minutes, j'avais une carte activée, un code pour consulter les collections par internet et une série de brochures sur les nombreux services dont je pouvais profiter sur-le-champ. Wow!

Je suis repartie les bras pleins de livres, non sans avoir auparavant constaté l'immense popularité de la Grande Bibliothèque, toujours pleine, bourdonnant comme une ruche - bien plus qu'à l'ancienne Bibliothèque centrale. Une vraie bibliothèque populaire, utile, belle, vivante, au coeur de la ville. On lève notre chapeau à Lise Bissonnette qui en a été l'âme jusqu'à tout récemment.

Il n'y a pas de hasard et Dieu est peut-être bibliothécaire. Le même jour, je recevais Livres en feu de Lucien X. Polastron, l'histoire «de la destruction sans fin des bibliothèques» (chez Folio). Sûrement un cadeau d'une attachée de presse sensible à la disparition de La Presse du dimanche qui abritait le cahier Lectures. Un essai incroyable, à la fois terrifiant et ahurissant dans sa finitude, où l'on n'arrive pas à savoir qui de la bêtise humaine ou des éléments est le plus dangereux pour les livres. Ce que l'on comprend, en tout cas, c'est que l'on détruit les livres pour la même raison que l'on tue les gens, puisque «les livres de mes ennemis sont mes ennemis»...

Mythique et fondatrice, la disparition de la célèbre Bibliothèque d'Alexandrie, qui a donné à l'Humanité cette appellation, «bibliothèque». La faute à César si ce joyau a disparu, incident sur lequel il est resté étonnamment muet, lui qui pourtant ne tarissait pas d'éloges sur lui-même dans sa Guerre des Gaules. On se mord les doigts en lisant cela: «Lorsque la bibliothèque brûlera, d'innombrables manuscrits originaux vont disparaître d'un coup: en particulier toutes les versions des textes d'Homère écartées par Zénodote, le corpus d'Hippocrate étudié et attesté par Galien, les grandes tragédies d'Athènes, l'original de la Torah amené de Jérusalem, etc.»

Et caetera? Et comment! Si l'Histoire est une suite épouvantable de massacres, Polastron nous fait découvrir le génocide perpétuel de ces cadavres exquis que sont les livres. Cela n'a jamais cessé depuis Alexandrie, assez pour se demander par quel miracle certains manuscrits nous sont parvenus, avec pour preuve cette phrase de Gertrude Burford Rawling: «On ne s'étonnera donc pas de disposer de si peu d'écrits anciens, mais d'en avoir seulement.» Guerres, catastrophes, ignorance, épuration. En même temps que naissaient l'écrivain et son lecteur, naissaient ses ennemis, car depuis le début, les hommes aiment se faire croire que sur les cendres du passé, ils vont renaître. Ce passé par trop présent lorsque consigné sur papier, un support hautement inflammable, parce que contenant des mots qui peuvent aussi allumer les brasiers. Les religieux sélectionnent les écrits qui ne les contredisent pas et traquent le Mal; les révolutionnaires détruisent tout ce qui provient de «l'ancien monde» qu'ils ont renversé; des invasions barbares aux nazis, l'autodafé est une pratique courante de l'humanité. On n'a de sympathie que pour ces bergers analphabètes qui, à l'occasion, ont brûlé des rouleaux de temps immémoriaux pour se réchauffer et humer le doux parfum du papyrus. Ou pour l'empereur chinois Taizong qui, au VIIe siècle, a apporté avec lui dans sa tombe les plus beaux écrits de son temps... ce qui a permis de les exhumer. «Il est certes possible de voir dans cette pratique égoïste qui les efface de la surface de la Terre un assez honnête système de conservation», note Polastron.

Qu'en est-il aujourd'hui? Aucune bibliothèque n'est encore à l'abri des catastrophes naturelles, mais ce sont les «embarras de la modernité» qui ont pris le relais, explique Polastron. Ce qu'on craint, c'est l'explosion. On ne brûle plus les livres, on les pilonne (le plus discrètement possible), question de surproduction. Les nouvelles technologies suscitent énormément d'espoir, mais leurs modifications sont aussi sans fin. Qui pourrait lire Homère sur une disquette molle des années 80? Qui sait à quel point les microfilms sont moins durables que le papyrus? Et qui, au final, décidera, organisera, corrigera et possédera la Grande Bibliothèque Virtuelle?

Il faudra probablement se résoudre à l'idée que les livres, comme les hommes, sont périssables.

Le blogue littéraire: www.cyberpresse.ca/guy