La nostalgie des anglophones pour Pierre Elliott Trudeau a pris les dimensions d'une véritable maladie chronique, qui vient de se manifester encore une fois par une montée de fièvre. Au congrès où les libéraux ont acclamé Michael Ignatieff - que certains, à commencer par lui-même, voient comme l'héritier de l'ancien chef -, les comparaisons ont repris de plus belle.

Le Globe and Mail est allé jusqu'à publier, samedi, une pleine page de vieilles photos de Pierre Elliott Trudeau, pour marquer l'ascension du nouveau «roi philosophe». Il faut croire qu'Iggy fera l'affaire, à défaut du fils biologique, l'aimable Justin en qui les libéraux du Canada anglais, dans l'aveuglement de la passion, ont un moment cru voir la réincarnation de leur héros.

 

M. Ignatieff ne s'est pas privé de jouer sur ce thème-là, affirmant que ce congrès lui rappelait l'atmosphère électrisante du congrès de 1968 où M. Trudeau avait été élu à la tête du parti. M. Ignatieff y assistait, comme jeune délégué. Mais il a la mémoire qui flanche, car il n'y a aucune comparaison entre les deux événements.

M. Trudeau avait été élu au quatrième tour de scrutin - ce qui, bien sûr, allait engendrer une extraordinaire excitation - alors que M. Ignatieff, déjà élu par le caucus libéral l'hiver dernier, a été platement confirmé dans ses fonctions par un congrès certes heureux et uni, mais beaucoup moins fréquenté que celui de 1968, qui s'est tenu à une époque où le PLC, riche en fonds et riche en militants, se vautrait dans les délices du pouvoir. Rien à voir avec le PLC appauvri et maigrichon qui ne vit actuellement que d'espoir.

Le contexte est également tout à fait différent. La «trudeaumanie» tenait en grande partie au fait que Pierre Elliott Trudeau incarnait la réponse au «séparatisme» qui montait au Québec et venait de recevoir le puissant appui du Général de Gaulle. Contrairement à M. Ignatieff, qui rêve d'un grand rôle international pour le Canada, M. Trudeau était essentiellement hanté par la question du Québec. C'est cela, plus que tout autre motif, qui l'a conduit en politique, à une époque où, justement, le Canada se cherchait un sauveur pour maintenir l'unité nationale. Aujourd'hui, la question nationale ne se pose plus - même pas au Québec, où les péquistes eux-mêmes ont plus ou moins jeté l'éponge.

Les deux hommes ont moins en commun qu'on ne l'imagine. Certes, tous deux étaient, avant leur entrée en politique, des penseurs politiques et des intellectuels jouant un rôle public. Autres points communs: le charme personnel, l'allure patricienne, la culture classique humaniste. Mais M. Trudeau, en 1968, avait depuis longtemps fait ses classes en politique, et était déjà très connu au Canada. Ce célibataire séduisant de 49 ans incarnait la liberté et l'anticonformisme à une époque où la jeunesse menait le monde. À 62 ans, M. Ignatieff projette une image plus conservatrice.

Ce dernier est un romantique, dont les idées politiques sont souvent vagues et fluctuantes, tandis que M. Trudeau avait des idées claires et précises, marquées par une rationalité toute cartésienne. Autant M. Ignatieff est conciliant, autant M. Trudeau aimait la bataille et la provocation. M. Trudeau pouvait être un conférencier très ennuyant, mais lorsqu'il s'enflammait (comme au référendum de 1980), il se révélait extraordinaire orateur, ce qui n'est pas le cas de M. Ignatieff, toujours un peu sentencieux quand il est au micro.

Il est trop tôt pour prédire l'impact qu'aura M. Ignatieff, parce qu'il est encore peu connu du grand public. Mais pour l'instant, l'«iggymanie» est un phénomène qui n'existe que dans l'imagination des nostalgiques de Pierre Elliott Trudeau.