Les Québécois, pauvre petit peuple perdu dans les épinettes, sont trop demeurés pour lire les aventures de Tintin en français. Les Éditions Casterman leur expédient donc charitablement une version «québécoise», gracieuseté d'un professeur de l'Université Laval. On peut toujours compter sur les intellectuels pour mépriser le peuple.

Un dénommé Yves Laberge, un sociologue qui enseigne en philosophie (?), a traduit dans ce qu'il appelle «la langue québécoise» les bulles d'un album intitulé Coke en stock... qu'il a rebaptisé Colocs en stock même s'il n'y a pas de colocataires dans cette histoire et même si cette phrase n'a aucun sens. Mais ce n'est que l'une des incongruités de cette entreprise qu'on voudrait croire qu'il s'agit d'une blague. Hélas! c'est vrai. Les Éditions Casterman ont accepté le projet présenté par ledit sociologue et distribueront cet automne 15 000 exemplaires de cet album, frappé au surplus d'une fleur de lys pour bien indiquer que ce patois est la langue officielle du Québec.

 

L'affaire est une imposture à de multiples niveaux.

Le joual est un dialecte oral, pas une langue écrite. Rien n'est plus difficile que de décoder un texte en joual... pour la simple raison que les Québécois, même ceux qui émaillent de joual leur langage familier, ne lisent qu'en français. Des générations de Québécois ont lu Tintin en français. Mais ils devront relire à deux fois (ou à haute voix) l'expression «entéka» pour saisir qu'il s'agit de la forme relâchée de «en tout cas».

Imposture aussi que l'idée selon laquelle cette variante du joual serait la langue que parlent les Québécois. M. Laberge disait au Devoir qu'il s'est «inspiré du français que l'on parle autour de lui». Ah oui? Est-ce que ses collègues de Laval émaillent leurs narrations de «astheure» et de «toé pis moé»? Est-ce qu'ils parlent «des vues» plutôt que du «cinéma»? Est-ce qu'ils disent «quossé qui mène du train de même»? Est-ce que les Québécois ordinaires sont incapables de suivre le bulletin d'information de TVA, qui est récité en français? Incapables de lire La Presse, qui est écrite en français?

Il faut un sacré culot pour prétendre, comme le fait M. Laberge, que son «adaptation» permettra à ses lecteurs de «retrouver un français du Québec que l'on connaît et qui nous est exclusif». Exclusif, you bet. S'il fallait suivre M. Laberge et quelques autres du même acabit, les Québécois deviendraient des insulaires finis, incapables de se faire comprendre des autres francophones.

On pourrait aussi signaler, mais ce serait donner trop d'importance à cet ouvrage tordu, qu'il est stupide de faire parler tous les personnages avec les mêmes tics langagiers et le même niveau de langue, et de mettre dans la bouche du Breton Haddock, d'un général espagnol et d'un personnage arabe des expressions qui avaient cours il y a deux générations dans certains milieux et régions du Québec.

Question: comme les Québécois lisent Tintin en français, à qui les Éditions Casterman veulent-elles vendre cet album? Je crois, hélas! avoir deviné. Casterman publie beaucoup d'ouvrages scolaires. Ce que vise Casterman, c'est le marché scolaire québécois. Il suffira de quelques pédagogues démagogues (on n'en manque pas) pour que les élèves soient encouragés à lire Tintin en joual plutôt que dans cette langue française qu'ils comprennent parfaitement pour peu qu'ils aient appris à lire. Et le pire, c'est que M. Laberge veut traduire d'autres albums!

À l'entreprise absurde d'un prof qui apparemment n'a rien d'autre à faire que de réécrire des bulles de bandes dessinées, s'est ajouté le paternalisme ignorant d'un éditeur bruxellois. L'insulte est de taille.