L'histoire de Susan Boyle n'est pas vraiment une belle histoire. C'est une histoire laide déguisée en belle histoire. Une histoire bien plus laide que cette Écossaise de 47 ans, devenue une célébrité mondiale en moins de temps qu'il n'en faut pour chanter faux à Larry King.

C'est une histoire de complaisance et de condescendance, de bons sentiments et de bonne conscience, d'hypocrisie et de manipulation télévisuelle.

Pourquoi Susan Boyle, chanteuse amateure extraordinairement ordinaire, est-elle devenue la nouvelle coqueluche du web dans la foulée de son audition à l'émission Britain's Got Talent? Certainement pas parce qu'elle a une voix exceptionnelle, comme le prétendent des imprésarios aux yeux pleins de signes de livres sterling. Mais bien parce qu'elle est laide, maladroite, déphasée, démodée, et qu'elle a chanté à peu près correctement, pour la télévision, un soir de janvier où des centaines de personnes s'étaient réunies dans un amphithéâtre de Glasgow pour se moquer d'elle (entre autres choses).

La célébrité instantanée de Susan Boyle, davantage qu'une énième illustration de l'influence des «Twits» de YouTube ou de Facebook, est symptomatique du rapport maladif de la société à l'image, en cette ère du paraître.

Susan Boyle est moins laide que certaines femmes au mitan de leur vie qui se momifient le visage à la résine de synthèse dans l'espoir de faire oublier qu'elles vieillissent. Mais cette vieille fille hirsute et candide, qui aurait manqué d'oxygène à la naissance et semble tout droit sortie d'une époque révolue, sait chanter. Hon!

Le public s'en étonne et s'en félicite, tellement il a été conditionné à percevoir dans certains stéréotypes physiques (taille fine, traits fins, jeunesse pimpante) et comportements typiques (habillement soigné, dégaine sexy, coiffure de bal) la marque d'une chanteuse populaire.

La prémisse convenue - aussi ridicule que troublante - est qu'il faut être belle pour chanter juste. Alors lorsqu'une femme simple, d'apparence plus qu'ordinaire, se présente sur scène et chante avec aplomb la même mélasse sonore que toutes les chanteuses populaires patentées du monde, on en fait tout un plat. Surtout si sa prestation a été habilement montée par des spécialistes de la télévision racoleuse, de manière à nous faire croire que personne, nulle part, ne s'attendait à une telle performance - ce qui est bien sûr un leurre - et que le résultat a été relayé partout comme un virus archi contagieux.

Allez faire un tour sur YouTube voir ou revoir les sept minutes de célébrité de Susan Boyle. Remarquez les effets mesurés de la télévision: l'humour malhabile de la candidate, qui mange un beigne avant d'entrer en scène, les regards moqueurs des juges et des spectateurs, leur étonnement de voir cette chômeuse mal fagotée interpréter I Dreamed A Dream, une chanson tirée de la comédie musicale Les Misérables, sans se couvrir de ridicule. L'émotion extirpée au téléspectateur par un montage tire-jus et une trame sonore dramatique, pour un freak show efficace doublé d'une pure manipulation de masse.

Le racolage de la téléréalité n'est pas ce qui m'exaspère le plus dans cette histoire. Ce qui m'exaspère le plus, c'est de voir la juge-poupée Barbie Amanda Holden s'attendrir en écoutant Susan Boyle chanter. Elle semble s'émouvoir de ses capacités vocales comme elle l'aurait fait d'un chien apprenant à rapporter la baballe ou d'un enfant trisomique ayant maîtrisé un tour de magie.

Ce qui m'exaspère tout autant, c'est son confrère Simon Cowell, grand manitou de Britain's Got Talent, passé maître dans l'art d'humilier des concurrents de téléréalité, qui se frotte déjà les mains en pensant à ce qu'il pourra tirer du phénomène Susan Boyle. Si elle avait faussé, il se serait moqué d'elle sans hésiter. Elle ne l'a pas (trop) fait. Aujourd'hui, il projette de vendre 10 millions d'albums de la «vierge de Blackburn» (le double de Paul Potts, un vendeur de téléphones portables devenu chanteur d'opéra, aussi découvert à Britain's Got Talent).

Simon Cowell, qui incarne aussi le «méchant juge» à American Idol, l'émission la plus regardée aux États-Unis, a affirmé lundi au New York Times qu'il n'avait pas entendu chanter Susan Boyle avant son audition, contrairement à certains dépisteurs de son émission. C'est possible.

Il reste que Cowell compte bien profiter de Susan Boyle. En sachant pertinemment que les gens n'achèteront pas son disque pour sa voix, mais parce qu'ils l'ont vue à la télévision, émouvoir des gens qui se moquaient d'elle. Qu'importe si elle ne chante pas mieux que la moitié des candidats de Star Académie, qu'on l'aura oubliée dans 5 ans, qu'on l'embrasse pour mieux la manipuler et qu'elle risque de souffrir, à terme, de sa nouvelle célébrité.

Sa fausse histoire de Cendrillon est une triste démonstration de la superficialité conventionnelle de notre époque. Où des illettrés gonflés aux stéroïdes n'ont qu'à montrer leurs pectoraux (plus concentrés que leurs cerveaux) pour devenir des célébrités de la téléréalité, où une productrice d'émissions de fesses n'a qu'à exploiter de jeunes femmes pour s'enrichir et rester dans la mire des caméras, où l'on s'étonne qu'une vieille fille simple, maladroite et laide, sache à peu près chanter.

Le plus laid n'est pas toujours là où on le pense.