L'entrée en matière manquait d'originalité. «Salut Chose.» D'ordinaire, c'est la manière courtoise avec laquelle m'abordent quelques retraités ronchons me reprochant a) mes idées ou b) d'exister.

On devine facilement, au ton et à l'usure de leur rengaine, qu'ils ne sont pas nés de la dernière bordée. Condescendance paternaliste du lecteur qui, lui, sait. Des idées, j'en ai peu. J'en conviens. J'existe. De cela, je ne suis pour rien.

L'entête du courriel annonçait sa couleur: rouge écarlate. «Chronique d'une fille frustrée.» Une réplique à ma «Chronique d'un père indigne», publiée il y a 10 jours dans le cadre d'un dossier sur le clivage musical entre parents et enfants.

J'y avouais, avec un brin d'ironie et de mauvaise foi, que je défends à mes enfants d'écouter en ma présence les chants de serin égorgé de Caillou ainsi que toute pièce susceptible de se retrouver au 6 à 6 de CKOI. «Papa est allergique», dit mon garçon de 5 ans, le plus sérieusement du monde, pour expliquer aux autres mon affliction particulière. Je ne sais pas où il a pris ça.

Sentence univoque de la lectrice dite frustrée: «C'est vraiment chien.» Chien, mais légal, comme dirait mon ami Sim. La «fille» n'est pas une retraitée ronchonne. Loin s'en faut. Elle s'appelle Michèle et elle a 13 ans. «J'écoute Hakuna Matata avec mon papa (qui ne m'oblige pas à écouter SA musique) dans l'automobile et on a beaucoup de plaisir», écrit-elle.

«Et aussi, qu'elle ajoute, j'endure mon frère qui écoute de la musique INSUPPORTABLE. Vous irez sur YouTube et vous taperez Univers Zero et vous allez voir que c'est de la torture pour les oreilles. Mais je l'endure parce qu'il aime ça et il a le droit. Je ne vais pas brûler tous ses disques dans le foyer pendant qu'il dort (jusqu'à midi). Mes parents aussi écoutent de la musique que je n'aime pas, mais j'endure. Et eux aussi endurent ma musique et je les en remercie. On dirait que vous n'êtes pas assez ouvert d'esprit.»

Couperet tranchant. Dans les dents, le chroniqueur. Et avec la manière. Michèle conclut avec un «Bonne fin de journée:)» sans parenté avec le «Salut Chose» du début.

Deux heures plus tard, nouveau courriel. «Monsieur Cassivi.» D'ordinaire, ce sont des lectrices d'un certain âge, cultivées, éloquentes, d'accord ou pas avec moi. «Je m'appelle Gabriel et j'ai 15 ans. Ma soeur de 13 ans, Michèle, vous a tout à l'heure envoyé un message.»

Une affaire de famille. Notre dossier traitait de la musique qui unit ou pas les parents et leur progéniture. Il y en aurait un autre à faire sur celle qui distingue frères et soeurs. Sur le sujet ô combien épineux des goûts musicaux, celui-ci ne s'entend pas le moindrement avec celle-là. «Elle écoute en boucle les tubes qui passent à longueur de journée à la radio, convaincue que c'est excellent puisque tout le monde le dit, m'écrit Gabriel à propos de sa soeur. Voilà pourquoi, à mon avis, elle vous a envoyé un message de ce genre.»

Lui, étudiant en musique, guitariste en herbe et adepte du tuba, ne semble pas friand de Lady Gaga. Prog-rock, post-rock, musique classique et contemporaine, jazz fusion, Rock In Opposition: Rock In de quessé?

«R.I.O. (Rock In Opposition). À ce propos, dans son message, ma soeur a cité le groupe Univers Zero en parlant de mes goûts, selon elle, insupportables. Je ne sais pas si vous connaissez le R.I.O. Je n'ai jamais lu, dans toute ma vie, un seul article de journal traiter de ce genre.» Et de m'énumérer les Henry Cow, Étron Fou Leloublan, Stormy Six, Samla Mammas Manna, Art Zoyd, Art Bears, Aksak Maboul et autres Albert Marcoeur. Comment dit-on «se coucher moins niaiseux» en suédois?

Un océan de musique les sépare. Pour toutes sortes de raison. Deux ans, au début de l'adolescence, ce n'est pas une différence d'âge, c'est une éternité. À 13 ans, mon album fétiche était Invisible Touch de Genesis. À 15 ans, j'avais rangé au loin toutes mes cassettes pop et je découvrais avec une stupéfaction boulimique la collection de 33-tours de mes parents: Led Zeppelin, Bob Dylan, Jethro Tull, Carlos Santana, Janis Joplin, Leonard Cohen, Alice Cooper.

Frère et soeur en désaccord sur la musique, mais bien d'accord pour ne pas s'accorder avec ma chronique indigne. «Je pense qu'il est important de faire écouter à ses enfants de la musique autre que Caillou, Dora et Annie Brocoli, mais je trouve que les empêcher totalement d'en écouter est un peu trop radical, m'écrit Gabriel. Pour ma part, j'ai grandi en écoutant Carmen Campagne, ma première vraie expérience musicale, et peut-être que je ne serais pas rendu où je le suis aujourd'hui (musicalement) si je n'en avais jamais écouté.»

Ils ont 13 et 15 ans. Qui a dit qu'il fallait désespérer de la jeunesse? Une confidence pour Michèle et Gabriel: il n'y a pas d'album de Caillou à la maison, mais j'encourage mes garçons à écouter la musique des Mélodilous (The Backyardigans). Elle est riche, variée, joyeuse et est signée Evan Lurie, des Lounge Lizards. En plus, je n'y suis pas allergique.

 

Photo: Bernard Brault, archives La Presse

Un lecteur, Gabriel, croit qu'il est important de faire écouter de la musique pour enfants... à ses enfants. Il avoue avoir vécu sa première «vraie expérience musicale» avec Carmen Campagne.