On sentait l'exaspération dans la voix de Julie Snyder. D'ordinaire, les candidats du Banquier sont branchés sur 220 volts, en état constant de surexcitation spasmodique. Pas dimanche. Une femme calme comme tout, qui venait de gagner quelque 150 000 $ et une nouvelle cuisine. «Ben là, êtes-vous UN PEU excitée?» lui a lancé la Démone, courroucée. «Un peu», a répondu la femme, d'un flegme inébranlable.

On n'a plus les freak-shows qu'on avait, que je me suis dit. Personne pour crier, pour pleurer, pour se rouler sur le sol en faisant la danse de Saint-Guy. Puis je me suis rappelé le pourquoi du comment de la présence d'une concurrente atypique - parce que somme toute ordinaire - à ce jeu télévisé habituellement réservé aux adultes en manque de Ritalin.

L'accoutrement improbable des «beautés», ces porteuses de valises tout droit sorties d'une pub de bière, évoquant sans doute un gala de La poule country, je me suis souvenu que Le banquier était associé, ces dernières semaines, à Loto-Québec pour deux émissions spéciales.

Quel rapport entre Loto-Québec et une candidate imperturbable du Banquier? Le casting. Il ne faudrait pas croire que c'est un hasard si l'on trouve, semaine après semaine à l'émission-phare de TVA (exemples authentiques): un homme qui recherche une femelle pour son orignal, un monsieur de 102 ans, des triplets, une chauffeuse d'autobus souffrant d'obésité morbide, un pompier au torse nu, un autiste, une trisomique, un diacre, un coiffeur yougoslave, un Tanguy cascadeur, un lutteur, une mère de huit enfants ou un apiculteur naturiste et diabétique (pas de farce).

La distribution du rôle principal est un élément essentiel du succès du Banquier (auditoire moyen de près de 2 millions de personnes). Or, pour ses émissions spéciales Loto-Québec, l'équipe des Productions J n'a pu s'adonner à son casting racoleur habituel. Les concurrents ont été déterminés au hasard du gratteux de 4 $ qu'ils ont, ben, gratté. Ceci expliquant cela.

La candidate peu expressive, l'animatrice exaspérée: un prétexte idéal pour vous entretenir d'un phénomène dont le dernier épisode du Banquier est un exemple probant.

Loto-Québec en mène large à la télévision québécoise, tout particulièrement à TVA, où les résultats quotidiens de ses tirages sont intégrés au bulletin d'information. On y trouve des émissions sur lesquelles la société d'État exerce une grande influence, à commencer par l'indémodable Poule aux oeufs d'or, toujours parmi les 10 émissions les plus regardées de la semaine. Il y a un an, Loto-Québec a d'ailleurs lancé un jeu de machine à sous de La poule aux oeufs d'or, qui a été installé dans tous les casinos du Québec.

Loto-Québec a chapeauté récemment à TVA la grande loterie Célébration 2010 (quelque 30 millions de revenus directs), est liée à l'émission Roue de fortune chez vous et est associée à Radio-Canada et V pour des émissions spéciales de Paquet voleur et de La guerre des clans. La télévision publique s'était jusqu'ici toujours refusée à une collaboration dans sa programmation avec Loto-Québec. Les capsules Loto-Québec Paquet voleur, crise économique oblige (?), seront diffusées à compter de la semaine prochaine.

En temps normal, on estime que Loto-Québec occupe plus d'une heure par semaine à la télévision québécoise. À l'occasion d'émissions spéciales comme celle du Banquier, la société d'État double son temps d'antenne de publicité plus ou moins déguisée.

Où je veux en venir? À ceci: des études ont démontré un lien direct entre les émissions de loterie télévisées, populaires partout dans le monde, et la promotion de ce que les chercheurs appellent «l'illusion de contrôle», c'est-à-dire l'impression que des superstitions, des rituels ou des tactiques ont une incidence réelle sur les jeux de hasard.

Des chercheurs de l'École de psychologie de l'Université Laval ont déterminé en 2002, en s'intéressant notamment à La poule aux oeufs d'or, que les concurrents avaient tendance, en s'appuyant sur des artifices comme un porte-bonheur ou un numéro chanceux, «à surestimer leur habileté à prédire ou à contrôler les résultats du jeu».

L'étude du Centre québécois d'excellence pour la prévention et le traitement du jeu a conclu que la croyance erronée, que la stratégie, l'adresse ou l'apprentissage de règles peut influencer le hasard était renforcée dans la plupart des jeux télévisés, entre autres par la construction du jeu et les formules utilisées par les animateurs et les participants.

Depuis quelques années, Loto-Québec fait des efforts afin que les jeux auxquels elle est associée véhiculent le moins possible cette impression. Or, s'il y a un jeu qui repose tout entier sur l'importance de bien choisir un numéro signifiant, que ce soit la date d'anniversaire de mariage de tante Berthe ou le numéro de chandail de fiston dans son équipe atome BB, c'est Le banquier. Le show, essentiellement, repose sur des pseudo-stratégies de numérologie et encourage sans détour «l'illusion de contrôle».

Je n'insinue pas le moindrement que Le banquier encourage le jeu pathologique. Mais lorsqu'on sait qu'environ 10 % de l'auditoire des émissions de loterie télévisées au Québec est constitué d'enfants de 2 à 17 ans, et que les spécialistes jugent ceux-ci particulièrement vulnérables aux problématiques du jeu compulsif, il y a lieu, il me semble, de s'inquiéter. Au moins «un peu», comme dirait la concurrente sans enthousiasme de dimanche.

Les émissions de loterie sont archipopulaires parce qu'elles vendent du rêve. Elles vendent aussi bien des illusions.

 

Photo: Robert Mailloux, La Presse

À l'occasion d'émissions spéciales comme celle du Banquier (animée par Julie Snyder), Loto-Québec double son temps d'antenne de publicité plus ou moins déguisée.