Sur l'internet, à la télé et à la une des journaux, les nouvelles matinales désastreuses au sujet de la crise financière abondent. Mais debout dans sa nouvelle fromagerie, Janice Beaton a le sourire aux lèvres.

«Vous êtes notre première cliente», lance cette propriétaire de plusieurs commerces pour gourmets gourmands à Calgary, à une dame qui arrive peu après moi. Portant un sac Marimekko et poussant un petit garçon adorablement blond qui serait parfait dans une pub pour la marque française Petit Bateau, la cliente a la coupe de cheveux de Jean Seberg dans À bout de souffle. Elle regarde le frigo rempli d'époisses, de camemberts au lait cru, de crottins de Chavignol, de Migneron...

Oui, nous sommes bien à Calgary, mais pas celui du Stampede et des steaks de 12 onces achetés avec des montagnes de pétrodollars. Nous sommes plutôt sur la 17e Avenue, dans la fromagerie de Mme Beaton, militante de Slow Food de longue date et un des visages du nouveau Calgary prospère. Un Calgary urbain en transition, qui apprécie la peinture moderne et l'opéra, qui délaisse les T-bones pour la mozzarella di Bufala et les tomates ancestrales et qui apprécie assez les meubles Eames ou les chaussures excentriques de John Fluevog pour faire vivre un nombre grandissant de boutiques branchées (sans parler du Holt Renfrew qui doit doubler de surface l'été prochain).

«Il y a de toute évidence plusieurs zones cool dans la ville, ça bouge», résume Heather Chell, ancienne Torontoise, aujourd'hui propriétaire d'Avenue, un diner urbain populaire du centre-ville. «Depuis sept ans environ, je dirais, la ville a explosé», ajoute Lincoln Phillip, un journaliste couvrant la mode pour le Calgary Herald qu'on pourrait presque qualifier d'André Leon Talley calgarien même s'il vit en banlieue.

«Et depuis deux ans environ, on est en cinquième vitesse», continue Fraser Abbott, directeur des ventes et du marketing à l'hôtel Arts, un des encore rares hôtels boutiques de Calgary.

«Encore rare» parce que le groupe québécois Germain est actuellement en train de construire un hôtel en plein centre-ville, à côté des Fairmont, Holt Renfrew et autres grandes institutions urbaines, dont l'ouverture est prévue à l'été 2009.

«Calgary est une ville qui bouge énormément où il y a une très grande demande dans le milieu hôtelier, qui d'ailleurs ne fournit pas, et nous souhaitons en faire partie. (...) Les clients? Beaucoup de jeunes dynamiques, qui ont le goût de connaître de nouvelles choses. Ils aiment le beau et ils ont les moyens de se le permettre. Et que ce soit une clientèle locale ou des voyageurs d'affaires, ils ont tous parfois le goût d'être charmés par autre chose qu'un chapeau de cowboy», explique Marie-Pier Germain, qui veille sur les ventes pour les espaces bureau du nouveau complexe Germain.

Calgary est-elle en train de troquer le lasso contre un iPhone et ses bottes de cowboy contre une paire de Manolo Blahnik? Et est-ce assez pour la faire changer de couleurs politiques et l'amener à voter pour des partis traditionnellement plus proches des communautés des centres urbains, comme les libéraux ou même le NPD?

«Nous sommes encore en transition», me répond en riant M. Phillip, qui a lui-même choisi de voter pour les libéraux. Dans sa famille -il est né à Calgary mais ses parents ont immigré des Caraïbes-, on vote libéral. Et puis les conservateurs ne sont pas son truc. «Je comprends qu'il faut des grandes entreprises pour faire avancer l'économie, mais il y a aussi les arts, l'éducation, la culture, les choses qui font avancer les gens!» dit-il.

Cependant à Calgary, il fait bande à part. Même les gens cool, explique-t-il, votent pour le Parti conservateur. En 2006 d'ailleurs, contrairement, par exemple, aux électeurs des autres grandes villes comme Montréal, Toronto ou Vancouver, les électeurs de Calgary ont accordé des majorités écrasantes aux conservateurs dans les huit circonscriptions urbaines. Et on y trouve même des artistes capables de défendre les coupes conservatrices dans les subventions directes à la culture...

Toutefois Yves Trépanier, de TrepanierBaer, une des principales galeries d'art moderne de Calgary -qui représente notamment Molinari et Tousignant-, croit qu'une transformation des mentalités est bel et bien en train de changer Calgary. Et il n'exclut pas que des changements politiques suivent un jour... Mais pas immédiatement. En fait, il voit à l'horizon, avec la prospérité, la diversification culturelle et ethnique de la ville et l'arrivée d'une nouvelle classe urbaine éduquée, entrepreneure et conscientisée - il cite en exemple l'homme d'affaires John Torode, un promoteur qui achète beaucoup d'oeuvres d'art pour ses immeubles, incluant l'hôtel Arts - une plus grande prise en charge collective du projet urbain et social.

«Les gens comprennent qu'avec la richesse vient aussi la responsabilité, dit-il. Et de plus en plus de gens se demandent: «Quel genre de ville voulons-nous?»»

Ce changement ne prendra pas nécessairement le chemin d'un des partis traditionnels -comme Fraser Abbott, il croit que les Calgariens tiennent à faire les choses «à leur façon»- mais cela ne veut pas dire qu'il n'arrivera pas.

Déjà, en matière de culture, par exemple, il voit Calgary et l'Alberta se détacher du modèle d'opposition systématique à toute intervention de l'État à la Ralph Klein - l'ancien premier ministre conservateur provincial - avec des engagements financiers importants en culture de la part de la Ville de Calgary, l'embauche de personnalités fortes pour diriger les grandes institutions culturelles de la métropole, la réinstitution du poste de ministre des Affaires culturelles... «Tout cela a créé un buzz, explique-t-il. Maintenant, le défi, c'est d'amener ces changements au prochain niveau.»