«Il y a une grande différence entre Montréal-Nord et le quartier où j'habite, à Chicago. Ici, il y a la haine dans les yeux des jeunes maganés par le racisme et par la violence. Leur regard est très dur. À Montréal-Nord, on n'en est pas là.»

La dame qui parle ainsi s'appelle Bernadette Day. Je l'avais contactée dans le cadre de mes reportages dans les ghettos de Chicago la semaine dernière et elle m'avait parlé de son désir de revenir peut-être un jour au Québec, faire du travail social à Montréal-Nord. D'origine française, elle connaît bien le Québec, où elle a déjà étudié, et habite à Chicago depuis 24 ans.

 

Hier, je l'ai rappelée pour parler de Montréal-Nord. Elle avait déjà lu les papiers de Katia Gagnon et Caroline Touzin sur l'internet. Elle avait déjà une idée pour aider ce quartier: «J'aimerais bien inviter des jeunes de Montréal-Nord et leur montrer la vie ici. Leur demander si c'est ça, l'avenir qu'ils veulent.»

Mme Day, une Blanche qui a déjà travaillé pour Habitat for Humanity, habite à Humboldt Park, un quartier défavorisé noir et hispanique du West Side de Chicago. K-Town pour les gangs.

Humboldt Park fait partie du peloton de tête de la criminalité à Chicago. Les rues sont ponctuées par les lueurs bleues des caméras de surveillance policière. «Une fois, on avait fait une activité sur mon block et constaté que pratiquement toutes les familles comptaient au moins une personne en prison...» Elle s'est fait cambrioler, voler sa voiture, on a incendié son garage. Son ex-mari a été attaqué.

Pourquoi habite-t-elle encore là?

- C'est ce que la police me demande aussi, chaque fois que j'appelle.

Mme Day s'est installée dans ce quartier parce qu'elle se voyait comme une urban pioneer, une Blanche qui allait participer à l'amélioration de la qualité de vie du quartier et aider à sa mixité.

«Quand les Blancs quittent les quartiers, c'est là que ça s'enfonce», dit-elle. Les Noirs se retrouvent isolés, pauvres, exclus...

On ne peut pas comparer les ghettos de Chicago avec Montréal-Nord. Ça n'a rien à voir. À Montréal-Nord, même si l'expression frappe juste pour nous éveiller aux problèmes de la communauté, ce n'est pas le «Bronx». Ni Austin, Englewood ou Humboldt Park, comme à Chicago.

L'étendue de la pauvreté et de la criminalité n'est aucunement du même ordre. Il peut y avoir plus de meurtres en un an dans un seul zip code de Chicago que dans toute l'île de Montréal. Et l'histoire n'a pas laissé ici une société imbibée, malgré les années, des relents de la ségrégation.

Cependant, il est crucial de regarder et de s'attarder à ce qui se passe à Chicago ou à New York pour comprendre la spirale dans laquelle on pourrait s'enliser et comment l'éviter.

En gros, le cycle américain typique comporte ces éléments: la détérioration des logements ou alors le chômage, avec la pauvreté et la criminalité qui l'accompagnent, font fuir les Blancs et les gens de la classe moyenne d'un quartier, ce qui diminue la diversité ethnique et augmente le sentiment d'exclusion et d'isolement, rendant plus difficile la participation à la société et au marché du travail, ce qui engendre le chômage, la pauvreté et le crime, ce qui à son tour fait fuir du quartier les classes moyennes... Et le cycle continue.

On peut aussi ajouter à l'engrenage l'appauvrissement des écoles et l'affaiblissement des structures familiales.

Le reportage de mes collègues montrent que les zones difficiles de Montréal-Nord sont prises dans un engrenage typique. Le processus est toutefois moins avancé.

* * *

La situation dans le coeur des ghettos américains est d'une gravité qui assomme lorsqu'on y fait face pour la première fois. Pour être allée dans le South Side et le West Side de Chicago, dans South Central à Los Angeles, dans Harlem et dans les ghettos d'Oakland, je peux dire que, au-delà des traces de la criminalité, des caméras policières, des graffitis, des barbelés, des maisons en décrépitude et des bandes de jeunes qui donnent des frisson dans le dos, c'est l'absence de commerces et de signes de vie normale qui démoralise. «Chez nous, il n'y a que des églises et des liquor stores», dit Mme Day. Parfois on trouve un dépanneur qui vend des aliments souvent périmés. Ou un comptoir de poisson frit.

Le soir, on ne s'étonne plus que les automobilistes n'arrêtent pas aux feux rouges de peur d'être attaqués. Et le jour, on se doit d'y être street wise et de ne pas afficher la peur sur son visage. Mme Day explique qu'elle s'en sort bien parce que les gens la croient hispanique, mais que c'est difficile pour ses filles. L'une d'elle a déjà été stoppée par la police, qui se demandait ce qu'une Blanche pouvait faire là, à part se prostituer...

Montréal-Nord n'est pas rendu là.

Oui, il y a eu l'été dernier et oui, quand on s'y promène, on voit la pauvreté et des bandes de jeunes qui n'ont pas l'air d'enfants de choeur. Mais la criminalité y est en baisse, même dans les poches problématiques, m'a dit hier Didier Deramond, inspecteur chef de la région est.

Et mis à part les événements de l'été dernier, la police n'a pas l'impression d'avoir échappé ce quartier, qui, contrairement aux ghettos américains, lui fait encore assez confiance pour appeler le 911.

On n'a donc pas d'excuse pour ne pas agir car, en s'attaquant aux causes de la pauvreté, en améliorant les logements et les services offerts aux jeunes et en investissant dans les écoles, entre autres choses, on peut encore stopper la chute de ce quartier.