Je l'ai connue quand elle avait 13 ans. Une belle grande blonde aux yeux bleus qui parlait avec des mots que je ne comprenais pas toujours. J'avais 8 ans, je pense. Je savais qu'elle n'avait pas réellement de papa et n'habitait plus avec sa mère, mais aucun adulte ne nous avait expliqué exactement pourquoi. Il avait été vaguement question de délinquance, mais sans détails. Tout ce que je savais, en fait, c'est qu'on lui cherchait une autre famille et que c'est ainsi qu'elle avait atterri dans notre entourage.

Puis, elle est disparue sans que les adultes nous racontent ce qui s'était passé.

Je me rappelle cependant d'un échange à son sujet, que j'avais intercepté sans tout comprendre sur le coup.

«Elle est partie», a dit celle qui avait tenté de l'adopter.

 

- Pourquoi?

- Trop de contrastes entre son ancienne vie et la nôtre. Elle est partie en me demandant: «Pourquoi ne m'a-t-on pas plutôt déposée à ta porte quand j'étais bébé?»

C'est à elle et à cette phrase que j'ai pensé en lisant le dossier de ma collègue Katia Gagnon sur la banque mixte, cette sorte d'agence de rencontre gouvernementale qui tente de brancher des parents en quête de petits à aimer avec des enfants en grand besoin de soins et d'amour.

Piloté par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), ce programme permet à des familles de prendre chez elles des enfants, souvent encore bébés, qui ne sont pas donnés en adoption par leurs parents, mais qui, selon la DPJ, ont tout intérêt à être placés dans des familles où ils pourront développer des liens à très long terme, où ils pourront développer un «plan de vie». Pourquoi? Parce que la probabilité que leur famille biologique puisse jamais les reprendre en leur donnant soins adéquats et amour inconditionnel est minime.

En d'autres mots, les enfants placés en banque mixte sont, selon la DPJ, ceux qui devraient être mis en adoption et adoptés. Et souvent, c'est ce qui arrive, si le tribunal en décide ainsi ou si, tout simplement, en voyant leur enfant s'épanouir dans une autre famille, les parents biologiques finissent par choisir eux-mêmes cette option.

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Le programme, nous apprend Katia, est de plus en plus populaire et son taux de succès, impressionnant. Une étude menée par une chercheuse de l'Université de Montréal auprès d'un petit échantillon de parents adoptifs et d'enfants adoptés montre que les parents sont très majoritairement heureux de leur expérience et que les enfants sont vraiment intégrés dans leur nouvelle famille.

Ce constat doit encourager la DPJ, le gouvernement et les familles d'accueil à continuer ce processus ardu et admirable.

Car l'adoption en banque mixte n'est pas une sinécure.

Pas facile pour la DPJ qui doit prendre la décision de retirer à vie des enfants de la garde de leurs parents biologiques et pas facile pour les parents qui les accueillent. Car quand les travailleurs sociaux prennent une décision aussi importante, c'est parce que la situation des petits est grave. Très grave.

J'ai déjà interviewé une mère qui a dû attendre un an et demi avant que la bambine dont elle s'occupait fasse son premier sourire. Un an et demi de crises de larmes et de cris inexpliqués, souvent en pleine nuit. Un an et demi de regards tristes ou vides jusqu'à ce qu'un jour, la fillette laisse enfin un sourire esquisser un début de réconciliation avec le monde des adultes.

Si l'univers de l'adoption et de la banque mixte est digne de Corneille ou Shakespeare, rempli de drames déchirants, où on ne sait plus quoi penser et où pencher entre la primauté des liens du sang et la générosité de l'amour aveugle de gens prêts à tout pour avoir un enfant, c'est aussi un univers d'improbables dénouements heureux.

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Depuis la naissance, fin janvier, d'octuplés californiens nés d'une mère seule et sans emploi ayant déjà six enfants, et depuis la naissance en Alberta, au début du mois, de jumeaux dont la mère a 60 ans, on se pose beaucoup de questions sur l'encadrement du droit de tomber enceinte.

Aux États-Unis, Nadya Suleman est la cible de toutes les critiques depuis qu'elle a accouché et partout on se demande si un tel projet, avoir 14 enfants seule et sans travail, est une aventure sensée qui devrait être permise. Et l'âge de la nouvelle mère albertaine fait aussi beaucoup sourciller, officiellement à cause des coûts de sa décision sur le système de santé collectif.

Mais peut-on commencer à limiter le droit de quelqu'un de porter un enfant si la science le permet? Peut-on dire, par exemple, que Ranjit Hayer n'a pas le droit d'enfanter parce qu'elle est trop âgée, une question que l'on ne pose jamais lorsque c'est le père dont l'âge est avancé? Peut-on dire que Mme Suleman a trop d'enfants? Dirait-on à nos grands-mères et nos arrière-grands-mères, si on pouvait leur parler, que leurs familles nombreuses étaient irresponsables vu leurs circonstances matérielles?

Je me fais ici l'avocate du diable, car je ne peux pas dire qu'instinctivement je sois emballée par les portraits de famille de Mmes Hayer et Suleman. Mais ce qu'elles nous montrent, tout comme les parents qui veulent adopter en banque mixte, c'est que la volonté d'avoir des enfants à aimer est un phénomène extrême.

Et si la banque mixte nous montre que même les petits les plus maganés peuvent s'en sortir avec des parents qui sont prêts à relever le défi, à en prendre bien soin et à les aimer, peut-on juger celles qui choisissent des grossesses hyper non conventionnelles, risquées pour leur propre santé, tellement elles veulent avoir des enfants?

Il y a de bonnes raisons médicales d'encadrer la procréation assistée. Mais il y a aussi beaucoup de bonnes raisons de laisser la science ou la DPJ déposer à la porte de ceux qui veulent des enfants plus que tout, des petits prêts à être aimés.