Gifles. Hurlements. Assiettes cassées, produits lancés, fruit d'heures de travail brutalement jeté à la poubelle ou ailleurs...

La violence verbale et physique fait-elle autant partie du monde de la restauration qu'on le dit?

Sont-elles vraies, toutes ces histoires sur la hiérarchie militaire digne d'un «boot camp» dans les grandes institutions étoilées? Sur la brutalité qui descend les échelons? Sur la tyrannie des vedettes?

Cette question, je la pose depuis quelques années aux chefs et aux cuisiniers que je croise, notamment ceux qui ont travaillé en France ou à New York, qui sont venus immigrer ici. Depuis que le chef Anthony Bourdain a décrit les dessous très durs du monde de la restauration new-yorkais dans Kitchen Confidential, on se demande tous jusqu'à quel point ces histoires-là sont vraies.

 

Généralement, les chefs québécois à qui j'en ai parlé montrent du doigt la France. Là-bas, disent-ils, la culture est vraiment dure.

J'ai donc profité de la présence de nombreux cuisiniers et chefs français en visite dans la métropole dans le cadre du festival Montréal en lumière, pour relancer la discussion avec eux.

Et de partout, la même réponse est arrivée, claire et sans appel: «Oui.»

Oui, cette dureté existe, m'a dit le chef Alain Passard.

Oui, cette violence, elle est là, m'a dit le chef Christophe Pelé.

Elle est de moins en moins présente. La situation s'améliore.

Mais les cuisines, surtout celles des grands et hauts lieux de la gastronomie où les enjeux sont immenses, sont loin d'être devenues des havres d'harmonie où tous se sentent respectés.

C'est justement pour quitter le poids de ces traditions, de cette culture qui entérine notamment une certaine brutalité psychologique et physique, que M. Pelé a décidé de fonder son propre petit restaurant loin des grandes maisons, dans le 17e. Un petit établissement épuré, Bigarade, qui collectionne les bonnes critiques et recevra probablement sa première étoile Michelin cette année.

De passage à Montréal, où il cuisine au Laloux, je l'ai rencontré hier matin. La conversation a tourné sur ce sujet de la brutalité gastronomique de façon un peu imprévue.

«La violence? Ah oui, ça existe tout à fait», m'a-t-il dit tout de go, quand je lui ai demandé de me parler de ce sujet tabou. «De moins en moins, mais c'est là. C'est beaucoup une question de génération.»

Mais il est clair, dit-il, que cela rend la vie très difficile dans les cuisines des très grandes institutions.

Dans son nouveau petit écrin de 20 couverts où il cuisine à la minute - ce qui donne à ses plats les couleurs vives de la fraîcheur d'un pak-choï à peine saisi ou d'un jus de pomme verte à peine extrait - ils sont deux aux fourneaux, c'est tout. Et la cuisine est ouverte. Dans ce lieu minimal, la discipline est donc de rigueur, mais aussi la liberté de s'exprimer, le temps venu.

«Bosser comme un chien et être traité comme un chien... Nous, on a fait ce restaurant pour échapper à cette lourdeur», confie le chef Pelé.

À Montréal depuis samedi, ce Parisien a été ravi de constater non seulement à quel point la luminosité est merveilleuse en hiver, avec la neige - «c'est superbe, superbe» -, mais aussi comment, «au Québec, on retrouve le partage».

Il y trouve l'ambiance généreuse, sympathique.

«Elle est bonne, votre hospitalité, constate le chef. Elle fait du bien.»

Giuliano Sperandio, son second, voit la même chose. «Ici à Montréal, ça sent le plaisir.»

Avant de rencontrer M. Pelé, il y a un an et demi, M. Sperandio avait décidé d'arrêter de travailler, dégoûté par les conditions de vie dans les cuisines parisiennes.

«Je ne travaillais pas à côté d'un humain, mais d'une étiquette. On ne pouvait pas être soi. Dans les cuisines, le niveau humain, il est zéro», dit le cuisinier originaire de Ligurie.

« Christophe, lui, laisse les gens s'exprimer», dit-il.

Les deux chefs parlent d'une liberté qu'ils ont retrouvée en fuyant ces grands noms qui terrorisent leurs subalternes.

«Cette violence qui vient souvent avec la passion, on l'a tous en nous. Mais il faut apprendre à l'encadrer. Moi, je le sens quand vaut mieux mettre mes baskets et aller courir 15 kilomètres», explique M. Pelé en souriant.

Le problème, dit-il, c'est que la gestion de cuisine à la dure a été imposée par des générations et des générations de chefs qui ont appris à fonctionner comme ça. «Il y a des gens qui sortent de ces cuisines et qui sont marqués, traumatisés.»

M. Pelé parle même d'un apprenti qu'il avait lui-même recommandé à un collègue d'une autre cuisine et qui est revenu le voir: il venait de démissionner après avoir été frappé.

Mais cette culture s'efface, tient à préciser le chef. «Ça s'éteint, ça s'éteint.»

COUP DE COEUR: Les sauces de Gaël Orieux, chez Europea: celle au vin jaune pour les pétoncles et la «gariguette» avec du citron Main de Bouddha, un agrume spectaculaire, pour l'agneau.

LE PLAN: Aller chez Laloux hier soir, pour goûter à la cuisine de Christophe Pelé et trouver la recette du magnifique soufflé au chocolat préparé par Gaël Orieux chez Europea.

RECOMMANDATION: La visite de l'exposition d'art souterrain durant la Nuit blanche, cet événement organisé dans le cadre du festival et qui aura lieu durant la nuit de samedi à dimanche prochain. Pascale Girardin, qui a fait de nombreuses installations en terre cuite pour de grands restaurants partout dans le monde - dont Toqué! et Laurie Raphaël à Montréal - y aura une oeuvre.