Le monsieur marchait seul dans un couloir beige comme sa chemise, l'air fâché, grognon. Vous savez, cet air figé dans la grosse mauvaise humeur qu'ont certains vieux alcooliques confits dans leur amertume? Qui fait un peu peur parfois aussi. Eh bien voilà. C'était lui. Un vieux monsieur comme ça, muet. Le genre de gars à qui personne n'a envie de parler, de peur que toute gentillesse soit reçue par du fiel.

Et puis les deux clowns spécialisées que j'accompagnais à l'Institut gériatrique, un grand CHSLD associé à l'Université de Montréal, sont arrivées. Le monsieur bougon n'a même pas bougé la tête pour les regarder, trop occupé à fixer le plancher comme s'il était en train d'engueuler mentalement son passé. Et son présent.

Une des deux clowns s'est mise à délirer avec la distributrice de liquide antibactérien dont elle s'aspergeait. L'autre lui disait qu'elle puait et d'en rajouter. Moi-même j'ai fini par rire parce que leur petit numéro était franchement rigolo.

Le monsieur? J'étais convaincue que jamais il ne sortirait de son mutisme. Trop en maudit contre tout.

Sauf que, à force de se ridiculiser, de faire la folle, de laisser tomber tous les morceaux de l'ordre établi entre malades et personnes en santé dans cet hôpital glauque, l'auguste a fini par faire craquer l'homme à la colère sourde. Il s'est mis à sourire. Puis à rire.

En le regardant, je me suis étonnée qu'il sache encore comment.

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Cette semaine, j'ai souvent repensé à cette scène et je me suis demandé combien de fois le personnel de l'hôpital, sans clown, avait réussi à faire rire ce monsieur. Et sa famille, s'il lui en reste une.

Toute la semaine, je me suis aussi demandé si tous ces gens qui ont ri et ridiculisé les clowns thérapeutiques et leur travail savent exactement ce qu'ils font et où ils font leurs interventions.

Car ce dont a parlé ma collègue Ariane Lacoursière la semaine dernière, ces centres où on embauche des préposés sans formation, ce sont des résidences privées. Des lieux où on paie pour envoyer des personnes âgées en perte d'autonomie qui ont besoin de soins de base mais non de suivi médical pointu en permanence. Les clowns ne sont pas pour ces gens, qui peuvent être tout à fait lucides et qui sont capables de lire, de placoter et de s'amuser, fut-ce en jouant au bingo ou à la Wii - très populaire, surtout l'application bowling. Sans blague, ça aussi je l'ai vu.

Un centre d'hébergement et de soins de longue durée, un CHSLD, là où on envoie des Dr Clown, c'est autre chose.

On parle de sortes d'hôpitaux - l'Institut de gériatrie, par exemple - financés par l'État, où restent à long terme des gens qui ont des problèmes de santé beaucoup plus sérieux. Alzheimer, démence, séquelles d'AVC et autres maladies dégénératives ou incapacitantes assez graves pour qu'ils aient besoin d'être dans un hôpital tout le temps. C'est bien différent.

Je ne dis pas que tous ces gens sont trop handicapés intellectuellement pour apprécier autre chose que des clowns comme divertissement dans leur quotidien gris.

Certains seraient peut-être plus émus par un quatuor à cordes.

Mais les cas des CHSLD sont particulièrement lourds. Souvent, ce sont des gens à qui on ne sait plus comment parler et dont on se décourage. L'intervention des clowns thérapeutiques est conçue pour eux. Ils sont là pour créer des contacts, amadouer, faire sourire, allumer la pensée de cas difficiles. Et ils sont là aussi pour tous les proches de ces huîtres affectives que sont ces vieux malades. Ils sont là pour trouver autrement des pistes vers des instants de légèreté dans des univers d'une lourdeur et d'une obscurité désespérantes.

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J'avoue que cette semaine, la cible était facile.

Une ministre poids léger qui parle de clowns pour aider les personnes âgées alors que des reportages nous rappellent pour l'énième fois la qualité très problématique des soins offerts dans certaines résidences pour les aînés.

C'était tellement facile - et tellement malhabile de la part du gouvernement à Québec - que tout le monde ou à peu près est tombé dans le panneau, avec les mêmes blagues, les mêmes jeux de mots, mélangeant pommes et poires allégrement... Les clowns, ce sont vous, les hommes et femmes politiques, qui pensez régler ainsi les problèmes des personnes âgées et blablabla... Et le scandale, c'est la qualité des soins et blablabla...

Toute la semaine cette logorrhée.

Toute la semaine les mêmes hauts cris, comme si les gens qui hurlaient voulaient se réveiller eux-mêmes, se sortir de leur propre léthargie face au sort réservé à leurs propres parents, grands-parents...

«Quoi? On fait ça à nos vieux? Mais c'est épou-van-table!»

Oui, les conditions de vie dans les résidences pour personnes âgées pourraient être grandement améliorées. J'en suis convaincue.

Mais ces crises de conscience périodiques - parce que ce thème revient à intervalles dans l'actualité depuis des années - ne nous empêchent pas de continuer à parquer nos vieux dans ces résidences. Cela demeure une solution que l'on choisit.

Ce qui me fait croire que tous ces hauts cris sont en fait nourris, d'abord et avant tout, par une réaction au quotidien de la vieillesse, peu importe où elle se passe.

Couches, manger mou...

N'est-ce pas d'abord et avant tout l'idée que nous aussi serons là un jour qui nous fait bondir? Ou tout simplement la peur d'être tellement seul qu'un humble clown puisse devenir un nouvel ami?