Il y en a qui ont aimé le dîner en blanc pour son côté élégant. Ils ont aimé s'habiller tout de blanc, jouer aux Gatsby modernes. Il y a ceux qui ont aimé manger, avec des inconnus, et faire partie d'une action commune enthousiaste. Il y en a qui ont aimé le secret entourant le dîner, le suspense qui nous a fait découvrir uniquement à 19h30, jeudi soir, après des semaines de préparations et longtemps après l'inscription sur le site web, que le pique-nique géant aurait lieu dans les jardins du Vieux-Port, juste à côté du chemin de fer et face à la place Jacques-Cartier.

Et puis, il y en a, comme moi, qui ont aimé l'idée d'imposer à la ville une pause repas publique.

«Courez, courez, vite si vous le voulez», avaient l'air de dire les 1200 convives au reste de la cité. «Nous, on s'arrête, on ouvre le mousseux et on mange.»

 

Honnêtement, l'exercice d'être habillé en blanc est rigolo. Imaginez comment les gars ont dû travailler fort pour ne pas avoir l'air d'agents Glad. Demander de plus un effort d'élégance est, je trouve, une façon de solliciter un certain respect pour le Repas avec un grand R, cette cérémonie cruciale de nos sociétés que l'on délaisse et bafoue quotidiennement à coup de cellulaires, de MP3 et de pogos et de poutines et patati et patata.

Bref, bonne idée que cette exigence douce, à la fois accessible et excentrique.

Mais de tout ce dîner, ce que j'ai préféré, c'est l'idée d'investir pacifiquement un bel espace public trop souvent oublié pour affirmer, collectivement, communément, deux choses: l'importance de l'habiter et l'importance de prendre le temps de se retrouver entre amis ou entre citoyens, pour manger un vrai repas.

Avec la ville en toile de fond, roulant à 100 à l'heure, la poésie et le calme du pique-nique géant n'en étaient que plus frappants.

On le dit, on le répète, il faut prendre le temps de manger à table et avec d'autres, si possible. C'est meilleur pour l'esprit et la santé que grignoter seul, sur le bord d'un comptoir, de la bouffe achetée au casse-croûte du coin. Les recherches montrent année après année les effets positifs de la pause cuisine et de l'arrêt repas, assis, familial, convivial sur la santé des enfants et des ados notamment, puisque cela aide, entre autres, la diversité de l'alimentation. Quelle jolie extrapolation d'en faire une activité fédérative et publique.

Montréal a besoin de ce type de happenings pour se décoincer un peu. Prise avec une réglementation archaïque qui limite strictement la vente d'aliments à l'extérieur des restaurants, coincée dans une mentalité d'une autre époque pour tout ce qui touche la vente d'alcool, la ville vit dans un étrange cloisonnement. «Je n'ai pas l'impression qu'on nous traite en adultes», m'a fait remarquer un jour un ami français, qui se désolait de l'absence de vin dans un repas champêtre familial. Manger est synonyme de détritus. Boire est synonyme d'excès. Parc est synonyme de vide.

Alors on sépare toutes les activités et les vocations. Il y a les parcs. Il y a les panoramas. Il y a les restos. Il y a les bars pour les adultes. Il y a les casse-croûte pour les familles. Comme si tout cela se devait d'être mutuellement exclusif. Rares sont les points de rencontre où tout se mélange et se décline pour améliorer tout simplement la qualité de vie urbaine.

Prenons juste le centre de Montréal. Pourquoi n'y aurait-il pas un vrai restaurant dans le chalet de la Montagne, cette immense enceinte spectaculaire désastreusement sous-utilisée par l'administration municipale, qui s'ouvre sur un des plus beaux panoramas de la ville?

Pourquoi n'y a-t-il pas un vraiment bon restaurant au bord de l'eau dans le Vieux-Port? Pourquoi les voitures dans le parking près du quai de l'Horloge ont-elles, elles, une vue spectaculaire sur le fleuve et les îles alors que les clients des casse-croûte, eux, font face à la voie ferrée?

Pourquoi, malgré la présence d'une montagne au coeur de notre ville, n'a-t-on aucune terrasse surplombant Montréal? Où peut-on même faire un pique-nique en admirant la ville du haut de la colline? Le parking du belvédère de Westmount? Le parking du flanc nord-est du mont Royal? Parkings, parkings...

Et puis, où sont les cafés et les lounges sur les rives du canal de Lachine?

J'espère que les prochains dîners en blanc investiront ces lieux aussi. Car apparemment, c'est la seule façon, pour le moment, de s'y arrêter, pour porter un toast et manger une bouchée à la santé de notre cité.