À Polytechnique, le 6 décembre 1989, 14 femmes ont été tuées. Un tireur s'est suicidé. Et des pans entiers de la population se sont retrouvés en larmes, foudroyés par un mélange de tristesse, de peur, de colère et d'appréhension.

La tuerie a fait d'évidentes victimes. Les 14 jeunes filles et les proches de ces étudiantes qui avaient osé, aux yeux de l'assassin, aller dans une école de génie chercher un savoir qui aurait dû leur être interdit.

La façon de faire du tueur, séparer étudiants et étudiantes, a aussi blessé profondément les jeunes hommes présents, qui se sont retrouvés dans l'immonde situation d'avoir à choisir entre leur peau et celle de leurs camarades de classe. Certains n'ont pas été capables de vivre avec la cicatrice psychologique laissée par cette infâme manière qu'a eue le tueur de dénaturer leur bonne foi.

Et au-delà de ce cercle rapproché, la tuerie a fait d'innombrables autres victimes, de toutes sortes, un peu comme le font les actes terroristes.

Le terrorisme est l'emploi délibéré de la violence à des fins politiques, de manière à semer la peur dans un public nettement plus vaste que celui qui a été atteint physiquement par l'acte de combat. Le terrorisme cherche à ratisser large, psychologiquement.

Et c'est exactement ce qui s'est passé à Poly.

Avec sa charge antiféministe, la tuerie du 6 décembre a touché des corps mais aussi ébranlé des convictions, fissuré des certitudes. Le tueur voulait nous obliger à réagir politiquement, à reculer comme il l'entendait. Et il a réussi quelque chose de la sorte.

Il a touché les féministes au coeur, il a ébranlé les frères, maris, pères de femmes soudainement exposées comme vulnérables. Il a fait peur aux jeunes femmes voulant aller chercher dans de grandes écoles le pouvoir jadis réservé aux hommes, celui de la connaissance. Il a bousculé les femmes essayant de percer dans des métiers traditionnellement masculins tout comme il a fragilisé le sentiment de légitimité de celles qui avaient déjà réussi à s'y imposer. Bref, il a atteint toutes sortes de gens, différemment et à travers tout cela, il a surtout touché le «modèle québécois», ce fragile consensus social égalitaire, forgé durant les 30 années précédentes, étayé par nos chartes et négocié par mille démarches collectives.

Le 7 décembre, le Québec s'est ainsi réveillé dans la confusion et la zizanie. Et en sommes-nous sortis?

Les querelles s'allument dès qu'il est question du sens à donner à la tragédie. Les larmes coulent lorsque est évoquée la mort insensée de ces jeunes femmes, qui avaient tout à offrir et n'avaient aucune raison de se douter, en s'inscrivant à l'université, que leur geste puisse être considéré inacceptable.

«Toutes les femmes ont été ébranlées et se sont identifiées à ces jeunes filles», commente la psychologue Rose-Marie Charest. «Consciemment ou inconsciemment, la tuerie nous a obligées à nous demander: «Puis-je me permettre d'être forte, et si je le suis, quel prix vais-je devoir payer? «»

Les hommes, continue-t-elle, ont été blessés parce que la tuerie les a tout autant pris au dépourvu et les a confrontés à une impuissance qu'ils n'avaient pas vue venir et qui leur a été jetée au visage sans pitié.

Le 7 décembre, blessés chacun à leur façon, tels ces couples qui réagissent de façon diamétralement opposée à la mort d'un enfant, hommes et femmes se sont retrouvés déchirés, incrédules devant les interprétations de l'autre, ramant dans tous les sens pour trouver des terrains d'entente, parfois à force de compromis douloureux qui, souvent, ne faisaient que camoufler un malaise prêt à rejaillir.

Un beau dégât, que 20 ans plus tard, on commence à peine à ramasser.

Pourquoi tout le monde s'est senti visé, a été si secoué?

«Parce que c'était énorme. Imaginez, un tueur dans une école. C'est comme un loup dans une bergerie. Des étudiants, c'est totalement inoffensif», explique Myriam Dubé, chercheuse au Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et faite aux femmes. «Et en plus, il a visé des femmes, opprimées pendant des générations. Le choc de cette confrontation entre violence et vulnérabilité a été immense.»

La documentariste Francine Pelletier va plus loin. Selon elle, si la société au complet a été si ébranlée, c'est parce que le tueur «a mis la hache dans notre évolution». L'idée qu'on se faisait de notre monde post-Révolution tranquille est tombée.

En outre, au lendemain de la tuerie, les féministes blessées par ce qui venait d'arriver l'ont dit, mais rapidement elles ont été vertement critiquées, interdites. Le geste misogyne le plus violent de l'histoire du Québec venait d'être commis, mais le crime a fini par devenir leur colère à elles. Du coup, elles ont perdu le droit de l'exprimer, ajoute la journaliste. De quoi faire pleurer de rage plus d'une à la simple évocation de la tuerie.

«C'est plus que de la violence faite aux femmes qu'on a vu ce jour-là. C'est une attaque contre le progrès.»