J'avais le pied dans la porte, prête à me rendre à la place Émilie-Gamelin, où avait lieu un rassemblement à la mémoire des victimes de Polytechnique, quand le téléphone a sonné.« Marie-Claude, c'est Suzanne. Suzanne Edward. »J'ai tout arrêté pour l'écouter.

Durant la semaine, je lui avais laissé plusieurs messages téléphoniques, en vain. Je ne m'attendais plus à lui parler. Je ne savais pas qu'elle était partie en Floride, se réfugier loin du Québec, loin des souvenirs trop atroces de la mort de sa fille à Polytechnique.

Hier matin, je lui avais envoyé un courriel, un petit mot du 6 décembre, pour elle et son mari Jim. Anne-Marie, leur fille, avait 21 ans en 1989, le jour où un tueur a décidé de la punir, elle et 13 autres, parce qu'elle avait tout simplement eu l'audace de vouloir devenir ingénieure.

«Comment allez-vous, Suzanne?»

«Dure journée. Je reviens d'une longue marche avec Jim sur la plage.»

Sa voix s'est étranglée. La mienne aussi.

Suzanne avait l'air plus que triste. Et très fâchée.

«Je ne me sentais pas capable d'être au Québec. Mon fils sera à la cérémonie tout à l'heure», a-t-elle ajouté, parlant

de la commémoration très solennelle organisée par Polytechnique, qui avait lieu hier après-midi à la basilique Notre-Dame.

«On sera représentés sur place. Mais nous ne serons pas là.»

Parfois, la vie ne mérite que ça. Ou est-ce plutôt la mort. Fuir sur une plage pour l'oublier.

La conversation a toutefois rapidement tourné au contrôle des armes, la question qui fait jaillir sa colère, la bataille dans laquelle Suzanne Laplante-Edward s'est lancée dès le lendemain de la tragédie et qu'elle mène encore.

Elle m'a raconté que le chef libéral, Michael Ignatieff, l'avait appelée en Floride pour la rassurer sur ses intentions de faire son possible pour que le registre des armes à feu ne soit pas démantelé. Elle a apprécié. La décision du Bloc de boycotter la cérémonie du gouvernement conservateur à la mémoire de Polytechnique, en guise de protestation contre la position anti-contrôle des armes du régime Harper, l'a aussi beaucoup touchée.

«Cet homme-là, a-t-elle dit en parlant de Gilles Duceppe, est vraiment un chic type.»

«Maintenant, reste à travailler le NPD». Plus tard, je suis finalement partie à la place Émilie-Gamelin, où je suis tombée face à face avec M. Duceppe, le chef du Bloc québécois, et sa femme. J'ai vu aussi Pauline Marois, chef du Parti québécois, puis Françoise David et Amir Khadir, de Québec solidaire. J'ai cherché un représentant du Parti libéral du Canada, du NPD, un député conservateur. En vain.

Pas fort, quand on sait qu'un projet de loi fédéral menace un acquis majeur de l'après-6 décembre...

Pourtant, j'ai bien regardé dans la foule d'environ 500 personnes et j'ai fait tout le tour de l'immense chaîne humaine qui s'est formée autour du parc vers 14 h, par un froid de canard. Tout le monde était gelé mais se tenait par la main, en cercle géant, geste symbolique de solidarité. C'était sympathique, parfois très triste, parfois joyeux. Il y avait des gens de tous les âges, de toutes origines, des gars, des filles, des bébés en poussette ou sur les épaules. Il y avait Will Prosper, porte-parole de Montréal-Nord Républik, avec sa femme et sa fille, qui a parlé de l'importance de tous être contre la violence «et de tous prendre notre responsabilité pour une société égalitaire».

Il y avait Gabriel Gilbert, citoyen, qui est venu démontrer sa solidarité pour sa conjointe et sa soeur, victimes de violence. «La violence, j'en veux juste pas».

Il y avait aussi Jérémie Cornu, 26 ans, qui trouve important de se présenter à de telles manifestations. «Il faut montrer qu'on refuse les normes machistes de la société. Et parfois, ce n'est pas évident.»

Là aussi, durant les discours, il a été question du projet de démantèlement de la loi sur les armes à feu, ce plan Harper, caché derrière un projet de loi privé, d'abolir l'enregistrement obligatoire des armes d'épaule.

Il y en a qui croient que ce changement, rejeté par la population selon les sondages et dénoncé par la Coalition nationale pour le contrôle des armes à feu, un groupe alliant médecins, policiers, experts en suicide et en violence conjugale, infirmières et j'en passe, permettrait au gouvernement d'économiser soudainement des tonnes d'argent. Faux. Le registre a coûté cher à installer, mais maintenant il fonctionne. La disparition du volet en question permettrait de sauver un gros 3 millions de dollars par année au pays. Une somme minime à l'échelle canadienne.

«Parfois, je me demande si Maryse nous regarde et est contente de ce que nous avons accompli», a dit hier Jean-François Larrivée, le conjoint de Maryse Lagagnière, une des victimes, à la cérémonie de la basilique Notre-Dame.

Pas sûr qu'elle soit contente, a-t-il continué, de ce que le gouvernement est en train de faire au contrôle des armes.

Pas fort, M. Harper.

Pas fort.