Au Portugal, lorsqu'on arrive au restaurant, le fromage est pratiquement tout le temps déjà sur la table.

De petit ou de moyen format, non entamé, entier, il attend les convives. Si on veut en prendre, on se sert et on paie. Sinon, on laisse faire.

La plupart du temps, le fromage en question est un lait de brebis qui supporte bien d'être à l'extérieur du frigidaire. Et qui devient très coulant. Une des façons de le manger est de couper horizontalement la partie supérieure et de l'enlever, tel un couvercle, pour aller plonger directement dans le contenu, une pâte bien crémeuse.

 

Bon?

Délicieux. Et charmant. Surtout si le fromage en question est du serra de Estrela, des montagnes du centre-nord du Portugal, ou du queijo de Azeitão, coulant, fondant, savoureux, dont le coeur se mange à la cuillère. On les connaît peu ici, mais les fromages portugais sont nombreux, souvent préparés à base de lait de brebis, mais aussi de chèvre et parfois de vache.

Au Québec, même en plein volet gastronomique du festival Montréal en lumière et même si le festival en question met à l'honneur le Portugal, on ne pourrait jamais laisser ainsi des fromages sur la table pour séduire les gourmands.

Au Québec, tous les fromages doivent être conservés à 4°C, donc dans le frigo, jusqu'à une demi-heure environ, une heure gros max, avant qu'ils soient mangés, explique Chantal Fontaine, conseillère à l'inspection des aliments au ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation (MAPAQ).

L'idée de laisser le fromage nonchalamment sur la table en attendant les mangeurs qui viendront ou pas ne cadre pas avec l'approche du Ministère, qui préfère au contraire que les restaurateurs laissent les fromages le plus longtemps possible au froid avant de les servir. Le MAPAQ comprend que certains fromages fins sont meilleurs tempérés, mais préfère la prudence. «On permet qu'ils soient sortis un peu d'avance. Et de petites quantités, pas la meule au complet», explique Mme Fontaine. Elle précise toutefois que la marche à suivre exacte n'est pas réglementée.

Au Québec, la province qui aime se croire profondément épicurienne et gourmande et fière de ses terroirs, plus proche des traditions gastronomiques françaises que quiconque en Amérique du Nord, on ne badine pas avec l'innocuité du fromage.

On se rappelle ce qu'on a appelé la «crise» de la listériose en septembre 2008: détection de Listeria dans certains produits, rappels massifs chez 336 fromagers et restaurants, et destruction de 27 000kg de fromages.

Soudainement, une mini-industrie qui se croyait libre de voler de ses propres ailes et de doter le Québec d'une nouvelle culture fromagère s'est retrouvée totalement secouée, choquée, transformée.

S'est-elle remise de ce coup de massue gouvernemental, de ce rappel à l'ordre strident?

Pas totalement.

Oui, les producteurs se sont relevés, oui les consommateurs ont repris confiance. Mais la fromagerie québécoise est devenue frileuse. Pour se protéger, on a plus souvent recours aux laits thermisés. Le lait cru n'est plus aussi populaire. Et les fromages locaux, donc, sont moins typés, moins goûteux, constate Ian Picard, vice-président et maître fromager à la Fromagerie Hamel, une des plus importantes à Montréal.

«Les fromages ont moins de caractère, sont plus doux, ils se rapprochent plus des produits industriels», dit-il.

Si la crise n'a pas totalement détruit ce secteur naissant qui était en train de se doter d'une nouvelle identité et de se démarquer, elle en a ébranlé les fondations.

C'est pourquoi, même si Mme Fontaine ne se souvient pas de cas de restaurateurs semoncés pour service de fromage trop chambré, les restaurateurs, eux, se tiennent droits. Le MAPAQ leur fait peur. Ils en ont gros sur le coeur.

M. Picard n'est pas restaurateur et s'est bien remis de la «crise», mais il affirme qu'il a perdu 100 000$ à l'automne 2008 avec la destruction préventive des stocks. Du MAPAQ, il dit tout simplement: «Je ne pense pas qu'ils referaient les choses de la même façon.»

Au Québec, nos gouvernants sont-ils trop rigoureux en tout ce qui touche le fromage? Oh oui, répondent bien des restaurateurs, fromagers et gastronomes amoureux de pâtes persillées, croûtes fleuries et autres délices.

Et les clients aimeraient-ils avoir accès à table à des fromages bien tempérés, coulants, comme au Portugal? Moi oui. Mais qui oserait le faire, sachant que le MAPAQ est là, regarde et n'est pas enchanté?