La première fois que j'ai mis les pieds en Afghanistan, c'était en décembre 1996. Les talibans étaient au pouvoir depuis trois mois. Ils avaient imposé un régime pur et dur truffé d'interdits : pas le droit de boire de l'alcool, d'écouter de la musique, d'aller au cinéma, de jouer au cerf-volant, de rire ou de porter du blanc, la couleur de l'islam.

Les filles ne pouvaient pas aller à l'école et les femmes n'avaient pas le droit de travailler. Les hommes, eux, étaient obligés de porter la barbe et elle devait être assez longue pour tenir dans le creux de leur main.

 

Tous les matins, je devais me rendre au ministère des Affaires étrangères situé dans un édifice lugubre du centre-ville. Je traversais des couloirs froids et vides, emmitouflée dans un long manteau, mes cheveux soigneusement cachés par un foulard. Pas une couette ne dépassait. J'entrais dans une pièce et je m'agenouillais devant un mollah assis par terre. Il n'y avait ni meuble ni chauffage. Rien. Une pièce nue et froide.

 

Le mollah, habillé en noir, avait une longue barbe blanche. Il me fixait avec un regard dur et énumérait les interdits : pas le droit de prendre des photos, pas le droit de faire des entrevues, pas le droit de parler aux Afghans. «Revenez demain matin!»

 

Il m'avait collé un interprète, Farid, et un chauffeur. Ils étaient chargés de m'espionner. Farid avait à peine 20 ans. Il me suppliait de l'aider à fuir l'Afghanistan.

 

On arpentait les rues de Kaboul dans une vieille auto. Le soir, la ville, privée d'électricité, était plongée dans le noir. Au détour d'une rue, des talibans se réchauffaient, les mains tendues au-dessus d'une poubelle où ils avaient allumé un feu. Ils étaient jeunes, armés, imprévisibles, violents.

 

Farid avait peur, mon chauffeur avait peur, j'avais peur.

 

Les talibans appliquaient la charia, la loi islamique. Ils tranchaient la main des voleurs, lapidaient les femmes adultères et organisaient des exécutions publiques dans le grand stade de Kaboul.

 

Un régime terrifiant. Mais un régime qui avait tout de même réussi à apaiser l'Afghanistan meurtri par 10 ans d'occupation soviétique et cinq ans de guerre civile.

 

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Sous la férule du mollah Omar, le chef des talibans, la culture de l'opium était interdite. En 2001, à la fin de son règne, l'Afghanistan ne fournissait plus que 5% de l'opium mondial.

 

Aujourd'hui, ce chiffre a explosé, grimpant à 90%. Et ce sont les talibans, ou plutôt les néo-talibans, qui contrôlent le marché, car l'opium finance leur guerre. Les temps ont changé, les talibans aussi.

 

En 2001, les talibans ont été chassés du pouvoir par les Américains. Affaiblis, ils se sont repliés au Pakistan, le pays voisin. Après une brève accalmie, ils ont repris le combat. Aujourd'hui, ils contrôlent plus de 65% du territoire afghan et ils livrent une guerre d'usure qui ébranle les 70 000 soldats de la force internationale.

 

«Les talibans des années 90 ont été élevés dans les madrasas, les écoles coraniques du Pakistan, m'explique Didier Chaudet, professeur à l'Institut d'études politiques à Paris et spécialiste de l'Afghanistan. La nouvelle génération – les néo-talibans – a connu la guerre ou a grandi dans les camps de réfugiés. Elle est plus radicale.»

 

Les néo-talibans entretiennent aussi des liens plus étroits avec le terrorisme international et Al-Qaeda. Ils sont plus pragmatiques. Ils ne se gênent pas pour financer leur guerre avec l'argent de l'opium et ils ont pratiquement cessé de brûler les écoles de filles pour éviter de se mettre la population à dos.

 

Le mouvement taliban est divisé entre les modérés, fidèles au mollah Omar, et les radicaux plus proches d'Al-Qaeda. Les modérés sont prêts à négocier avec le président afghan pour partager le pouvoir. Les radicaux, eux, maintiennent la ligne dure : pas question de négocier avec l'ennemi. Ils préfèrent vaincre les soldats de l'OTAN en multipliant les attentats suicide, les kidnappings et les assassinats.

 

Aujourd'hui, affirme Didier Chaudet, les modérés sont minoritaires.

 

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Les talibans font tache d'huile. Vers 2007, un mouvement taliban pakistanais a pris forme. Il a rapidement pris du coffre. Son chef, Baitullah Mehsud, est un pur et dur beaucoup plus radical que le mollah Omar.

 

Son rêve : établir une grande république islamique pachtoune qui engloberait l'Afghanistan et le Pakistan. Le Pakistan qui possède l'arme nucléaire. Avant d'être des intégristes, les talibans sont des nationalistes pachtounes, l'ethnie dominante en Afghanistan.

 

Même si le gouvernement pakistanais a bombardé la zone tribale où ils se réfugient, il a été incapable de les mettre au pas. La semaine dernière, une mini république islamique dirigée par les talibans est née dans le district de la vallée de Swat avec la bénédiction du gouvernement pakistanais. Cette capitulation a fait pâlir les occidentaux.

 

Est-ce le début de la fin, se sont-ils demandés ? Personne n'ose répondre à cette question.