Écartelés entre le maire Tremblay, qui patauge dans les scandales, et Richard Bergeron, un inconnu qui croit que le 11 septembre est un complot, les anglophones ne savent plus à quel saint se vouer. Ils boudent Louise Harel, la souverainiste-unilingue-mère-des-fusions. À la veille des élections montréalaises, notre journaliste Michèle Ouimet a sondé le coeur des anglophones. Conclusion: ils ont les bleus.

Un vieux monsieur lève la main. «Comment allez-vous déglacer les trottoirs cet hiver?» demande-t-il.

Le maire de Notre-Dame-de-Grâce-Côte-des-Neiges, Michael Applebaum, répond en se lançant dans un long monologue où il vante ses mérites et les vertus du maire Tremblay. Tout y passe: la première fois qu'il a été élu en 1994, les investissements dans l'arrondissement, les millions par ci, les millions par là...

 

Le vieux monsieur l'interrompt au milieu de son envolée. «Et les trottoirs glacés?»

Michael Applebaum est tiré à quatre épingles: veston foncé, chemise rayée dans un sens, cravate rayée dans l'autre, pantalon au pli impeccable, cheveux gominés.

Une quinzaine de têtes blanches l'écoutent. Presque tous des anglophones. Leurs préoccupations: le déneigement, les trottoirs glacés, les ordures, le compostage et les vélos, les maudits vélos qui prennent toute la place. Les scandales? Oui, mais loin, bien loin des trottoirs glacés.

La rencontre se déroule le matin, dans un complexe où vivent des personnes âgées. Sur une table, au fond de la salle, du café à l'eau de vaisselle et des croissants agonisants.

Michael Applebaum parle, parle et parle. Il connaît chaque craque de trottoir, chaque sac d'ordures de son arrondissement. Il prend des notes sur un bout de papier et promet de vérifier des micro-détails. Personne ne pose une seule question sur les scandales qui ébranlent l'administration Tremblay.

Après la rencontre, les gens discutent, même si le café et les croissants ont disparu.

Louise Harel n'a pas bonne presse chez ces anglophones. L'unilingue séparatiste fait peur.

«La politique municipale, c'est comme les couches de bébé, ça pue», dit un vieux monsieur en fauteuil roulant.

Et Mme Harel?

Il secoue la tête.

She's a separatist et je ne veux pas me séparer.»

Mais un maire n'a pas le pouvoir de faire l'indépendance.

Il me jette un regard méfiant par-dessus ses lunettes.

C'est une politicienne. Elle trouvera bien le moyen de la faire, la séparation.

Il n'est pas le seul à se méfier de Mme Harel. Pour la majorité des anglophones, la chef de Vision Montréal et ex-ministre péquiste a trois péchés mortels sur la conscience: les fusions «forcées», son unilinguisme et ses convictions souverainistes.

«Les anglophones ont peur d'elle, explique l'éditorialiste en chef à The Gazette, Brian Kapler. Ils ont peur qu'elle rallume le débat linguistique. Elle se dit rassembleuse, mais on n'y croit pas. Elle reste souverainiste. Et elle ne parle pas anglais. Imaginez un leader fédéral incapable de parler français.»

«Il y a une frustration chez les anglophones, dit Anthony Bonaparte, éditeur adjoint au Suburban, un journal de l'Ouest-de-l'Île connu pour ses positions musclées contre le Parti québécois et la loi 101. Louise Harel? On ne lui fait pas confiance. On lui en veut, c'est une souverainiste extrême.»

«J'ai rencontré Louise Harel dans une réunion privée à LaSalle, ajoute le rédacteur en chef du Suburban, Beryl Wajsman. Elle m'a demandé: «C'est quoi votre problème avec moi?»»

«Quand Louise Harel a refusé de participer au débat organisé par CTV, elle a déçu de nombreux anglophones, affirme le chroniqueur-vedette à The Gazette, Josh Freed. En disant non, elle a envoyé un signal clair: vous ne m'intéressez pas. On veut un maire qui va réparer les nids-de-poule, pas quelqu'un qui va relancer le débat linguistique.»

Anne Lagacé-Dowson, journaliste à CJAD et ex-candidate du NPD, tique aussi sur l'unilinguisme de Mme Harel. «Elle devrait accepter de se tromper quand elle s'exprime en anglais. Elle a tellement horreur d'avoir l'air inefficace. Elle ne fait pas suffisamment preuve d'humilité.»

Quand elle l'a invitée à CJAD, Mme Harel a accepté de parler en anglais. «Un auditeur a appelé et il lui a lancé: «We dont trust you!» Je lui ai demandé si elle était toujours souverainiste. Elle m'a répondu: Always

* * *

David Hanna est un anglophone pure laine. Ses parents ont troqué Boston contre Montréal. Le jeune David a fréquenté l'école française. Son français est impeccable, à peine mâtiné d'anglais.

Il a décidé de quitter temporairement le confort douillet de l'UQAM, où il enseigne l'urbanisme, pour se lancer tête baissée en politique municipale. Il se présente pour Louise Harel, un choix qui fait sursauter ses amis et ses électeurs.

Je l'ai rencontré chez lui, dans sa coquette maison de Notre-Dame-de-Grâce. Son salon est transformé en quartier général. Des piles de dossiers et des journaux traînent sur la table à café et le banc du piano. Dans le corridor, des pancartes encombrent le passage.

Quand il fait du porte-à-porte dans un secteur anglophone, il affûte sa stratégie. Il commence par se présenter avec un large sourire tout en fourguant son dépliant à l'électeur, puis il résume sa plate-forme électorale et finit, en disant vite-vite, qu'il est avec Vision Montréal.

This is the third party? lui demande un électeur.

Non, je suis avec Louise Harel, répond David Hanna.

Will she push the french agenda? poursuit l'électeur coriace.

David Hanna répond que Vision Montréal est un parti mixte, que Gérald Tremblay fait équipe avec une péquiste, Diane Lemieux, et que Richard Bergeron est un souverainiste.

L'électeur, poli, prend le dépliant et remercie David Hanna.

Pas facile à vendre, Mme Harel.

Mais tous les anglophones ne sont pas hostiles à l'ex-ministre souverainiste. L'avocat Julius Grey l'appuie ouvertement. Il lui trouve des qualités. Il précise, par exemple, «qu'elle parle assez bien anglais». Il a choisi Mme Harel parce qu'il a «honte» de l'administration Tremblay. «J'étais dégoûté, dit-il. J'ai toujours apprécié Louise Harel, même si les fusions étaient une erreur monumentale. C'est une progressiste.»

Mais les Julius Grey de ce monde sont l'exception, croit Josh Freed. «La plupart des anglophones vont probablement voter pour Gérald Tremblay même s'ils sont dégoûtés par les scandales. Ils sont incapables d'appuyer Mme Harel, même les intellectuels bilingues qui se vantent d'être bien intégrés à la majorité francophone.»

Le maire de Westmount, Peter Trent, se réjouit secrètement. Sa ville a largué Montréal lors des défusions. «Je suis très content de ne pas être pris dans ce bourbier», dit-il. Il regarde Gérald Tremblay se dépêtrer dans les scandales. «Si ça m'était arrivé, j'aurais sérieusement songé à démissionner», laisse-t-il tomber.

Au provincial, les anglophones sont coincés, note Josh Freed. Ils votent pour les libéraux parce qu'ils refusent d'appuyer les souverainistes. Avec l'arrivée de Louise Harel sur la scène municipale, la même dynamique s'installe. Il ne reste qu'un choix: un fédéraliste ou une souverainiste.

Les anglophones ont les bleus. Les révélations fracassantes de Benoit Labonté la semaine dernière «ont transformé les blues en super blues», dit Josh Freed.

Les anglophones vont voter pour Richard Bergeron, un homme qu'ils ne connaissent pas, croit Josh Freed, ou pour Gérald Tremblay... en se pinçant le nez.