Notre chroniqueuse Michèle Ouimet est allée cinq fois en Afghanistan. En 2007, elle a rencontré la députée Malalai Joya qui venait d'être expulsée du Parlement. Elle est en visite à Montréal. Rencontre avec une femme qui n'a pas froid aux yeux.

Malalai Joya n'a pas changé. Minuscule - elle mesure à peine cinq pieds -, yeux de braise, longs cheveux noirs.

 

Sous son apparence délicate se cache une femme au caractère trempé comme l'acier. Elle n'a peur de rien. Elle tient tête aux redoutables seigneurs de la guerre qu'elle traite de criminels. Elle crache son mépris pour ces hommes qui ont mis son pays, l'Afghanistan, à feu et à sang et qui, aujourd'hui, se pavanent à côté du président Hamid Karzaï avec la bénédiction des Occidentaux et du Canada.

Elle répète ses accusations sur toutes les tribunes, même si les seigneurs de la guerre et de la drogue essaient de l'assassiner. Elle a échappé à cinq tentatives de meurtre. Et elle n'a que 31 ans.

Je l'ai rencontrée, hier, à Montréal dans un hôtel discret du centre-ville. Ce soir, elle donne une conférence à l'UQAM. Elle va dénoncer la présence de «l'armée d'occupation» et demander le retrait immédiat des soldats étrangers, incluant les canadiens. Elle en profitera aussi pour parler de son livre, A Woman Among Warlords*.

Un livre coup-de-poing qui commence par cette phrase: «Je viens d'un pays marqué par la tragédie, l'Afghanistan.» Un livre qui dénonce et dérange. Un livre écrit sans fioritures où un chat est un chat, un seigneur de la guerre un criminel et Hamid Karzaï et les Occidentaux, des complices de ces criminels.

Elle y décrit aussi sa naissance dans la province reculée de Farah, l'exil de sa famille qui a fui l'occupation soviétique, son errance dans des camps de réfugiés en Iran et au Pakistan, son retour en Afghanistan sous les talibans, son élection au Parlement en 2005, suivie, 18 mois plus tard, par son expulsion. À travers son histoire, c'est la souffrance de son peuple qui est douloureusement étalée page après page. Un livre crève-coeur.

Malalai Joya parle toujours aussi vite et avec le même accent anglais à couper au couteau. Elle enchaîne les phrases qu'elle mitraille avec brutalité et intensité, d'une voix éraillée par la fatigue. Elle oublie de tremper ses lèvres dans son thé, qui refroidit sur la table de sa chambre d'hôtel.

Sa vie est infernale. Elle ne se déplace jamais sans ses gardes du corps et elle change de maison plusieurs fois par semaine. Je l'ai interviewée en 2007 à Kaboul. J'ai fait le tour de la ville en auto pendant une heure avec mon traducteur qui avait son cellulaire collé sur son oreille. Le lieu du rendez-vous changeait constamment. Nous avons finalement atterri dans une maison solidement gardée par des hommes armés.

Malalai Joya parlait aussi vite, sans reprendre son souffle et sans toucher à son thé trop sucré. Elle venait d'être expulsée du Parlement par les seigneurs de la guerre.

Elle les avait accusés d'être des criminels, d'avoir saccagé Kaboul pendant la guerre civile qui s'est déroulée de 1992 à 1996 et où 65 000 civils ont été massacrés, de tremper dans le commerce de la drogue et d'être corrompus.

Ils l'ont traitée de putain et ont menacé de la violer en lui jetant des bouteilles d'eau au visage.

Les députés venaient d'adopter une loi qui les mettait à l'abri des poursuites des tribunaux pour crimes de guerre commis au cours des 30 dernières années.

 

Malalai Joya était scandalisée. Au cours d'une entrevue à la télévision afghane, elle a dit que le Parlement était un zoo, une étable. «Pire qu'un zoo, a-t-elle ajouté, car au moins les vaches sont utiles et donnent du lait, les ânes transportent des poids et les chiens sont fidèles. Les parlementaires sont des dragons.»

Ses accusations sont sérieuses et solidement documentées. «Pendant la guerre civile, dit-elle, les hommes de Dostom, Sayyaf et Fahim ont pillé Kaboul et violé des femmes. Près de 90% de la ville a été détruite. Aujourd'hui, ils sont avec Karzaï. Ismaël Khan aussi a participé aux exactions. Il a été promu ministre responsable de l'eau et de l'électricité. Et le frère de Karzaï? Il trempe dans le commerce de la drogue à Kandahar.»

Le principal adversaire de Karzaï aux élections présidentielles, Abdullah Abdullah, n'est guère mieux. «Lui aussi a du sang sur les mains», tranche-t-elle.

Elle dénonce la corruption qui est alimentée par les milliards de la communauté internationale et qui transite par des ONG. Les warlords, les druglords, les ONGlords, la sainte trinité de la corruption.

En janvier 2007, Karzaï a nommé Izzatullah Wasifi à la tête d'un comité de lutte contre la corruption. Le problème, c'est que Wasifi est un trafiquant de drogue qui a passé quatre ans dans une prison américaine parce qu'il vendait de l'héroïne. Et qu'ont dit les Occidentaux? Rien.

Ce que Malalai Joya dénonce est connu, archiconnu. C'est le plus grand secret de Polichinelle de l'Afghanistan. Le premier ministre Stephen Harper le sait, son ministre de la Défense nationale, Peter MacKay, aussi. Même chose pour le président Obama et tous les dirigeants des pays occidentaux engagés en Afghanistan.

Mais tout le monde ferme les yeux. Tous, sauf Malalai Joya et quelques Afghans courageux qui osent parler haut et fort.

Malalai Joya dérange. Ce n'est pas pour rien que les seigneurs de la guerre essaient de la liquider. Si, un jour, ils réussissent, le Canada et les Occidentaux auront sa mort sur la conscience.

* A Woman Among Warlords. The Extraordinary Story of an Afghan Who Dared to Raise Her Voice, 2009.

Photo: Martin Chamberland, La Presse

Malalai Joya, qui est de passage à Montréal, ne se déplace pas sans gardes du corps. En Afghanistan, toute vérité n'est pas bonne à dire.