Des centaines de cadavres gisent sur l'asphalte brûlant. Des hommes, des femmes, des enfants. En plein soleil, empilés les uns sur les autres sans aucune dignité. C'est la morgue improvisée de l'hôpital de Port-au-Prince, en plein centre-ville.

La morgue, qui peut contenir 500 morts, déborde. Les corps sont donc jetés dans la cour arrière de l'hôpital. À ciel ouvert. Des camions viennent parfois les ramasser pour les enterrer dans une fosse commune. Mais pas tous. Il y en a trop.

Et il y en aura de plus en plus.

Dans cette cour de fin du monde, l'air est pratiquement irrespirable. De grosses mouches bleues volent au-dessus des corps. Des gens se promènent lentement entre les cadavres et examinent attentivement les visages. Ils cherchent un proche, un mari, un enfant.

«Je viens tous les jours», dit Mme Desrosiers, les yeux rougis. Elle fait le tour de la cour, le regard inquiet. Elle cherche son père. Rien. Elle reviendra demain, puis après-demain.

D'autres cadavres gisent sur le trottoir en face de l'hôpital. Personne ne s'en occupe. Vers 14h, une camionnette arrive à toute vitesse. Deux hommes ouvrent la porte arrière du véhicule et tirent les pieds d'une femme. Ils jettent brutalement son corps sur la pile de cadavres.

Au total, ils balancent cinq ou six corps, en plein jour. Les gens regardent sans broncher.

«Pourquoi laissez-vous ces cadavres en face de l'hôpital?

- Nous sommes une morgue privée, répond un homme, et nous n'avons plus de place.»

Il y a trop de cadavres à Port-au-Prince. Des équipes fouillent les décombres et sortent les morts un à un. Les secouristes les déposent sur le trottoir. Ils seront probablement empilés dans la cour arrière de l'hôpital ou abandonnés devant la porte principale, jetés sans ménagement par des hommes pressés.

«Des hommes laissent des cadavres devant votre hôpital», ai-je dit au directeur, Alix Lassegue. Il le sait. C'est là qu'il m'a expliqué que sa morgue débordait. «Allez voir, a-t-il dit en haussant les épaules. C'est là, en arrière.»

Puis il est passé à autre chose. Il en a plein les bras avec les vivants. Normalement, il dirige un hôpital de 700 lits qui reçoit près de 30 000 patients par mois. Normalement. Mardi, l'hôpital a été évacué. Le tremblement de terre a fissuré la façade. Les patients ont donc été transférés dans le parc, en face.

Les solutés sont accrochés aux branches des arbres, les blessés sont couchés sur des matelas, certains par terre, sans couverture. Un hôpital de fortune où travaillent environ 25 médecins et une vingtaine d'infirmières.

«Vous avez combien de malades?

- Aucune idée», a répondu le directeur.

Une femme me fait signe. Elle soulève un drap sale et me montre sa jambe écrasée. Elle n'a plus de pied et la plaie est purulente. Elle est seule, sa famille est quelque part à Port-au-Prince. Peut-être sous des décombres. Et elle est inquiète. «Mon pied a beaucoup d'odeur», dit-elle, les lèvres pincées.

Elle est ici depuis mardi. Les médecins lui ont installé un soluté. Elle reste seule toute la journée, étendue sur un vieux matelas. Elle s'appelle Elphise Vener. Elle a 32 ans.

L'hôpital est situé au centre-ville. Autour, c'est le chaos. C'est un des endroits les plus touchés par le tremblement de terre. Le palais de justice? Effondré. La maison des ministres? Rayée de la carte. Le palais présidentiel, la caserne Dessalines, l'École normale, la cathédrale. Éventrés, écrabouillés, réduits en un tas de gravats.

Les parcs ont été transformés en camps de réfugiés. Les gens ont faim et soif. Ils ne reçoivent aucune aide. Le centre-ville est sous haute tension. Une zone rouge, précise un policier de Montréal qui travaille en Haïti depuis plusieurs mois.

«On considère le centre-ville comme une zone très rouge, dit-il. Le pillage commence. Les gens ont faim. Il va y avoir du brasse-camarade.»

Au milieu de cette atmosphère dantesque, un homme pousse une brouette. Il tire son fils de 3 ans, blessé à la tête et aux pieds. Des blocs sont tombés sur lui pendant le tremblement de terre.

Il fait chaud, le soleil tape fort. Il cherche un médecin, mais il n'en trouve pas. Depuis mardi, il pousse son fils dans sa brouette. Personne n'a le temps de s'occuper de lui. Alors il tourne en rond. Sa femme clopine à ses côtés, le pied blessé.

«On dort dans la rue, on est tous dans la rue, dit-il. Il n'y a pas de secours. Pas encore.»

Ils ont tout perdu. Leur maison s'est écroulée. Il leur reste un parasol et une brouette. Et leur fils blessé.