Parfois, je me demande si on n'est pas en train de revenir aux années 50. Vous savez, ces années noires et mesquines où l'enfant attiré par la peinture, la musique, le théâtre ou la poésie ne lisait que déception et désaveu dans le regard éploré de ses parents. Où toute velléité artistique était considérée comme une folie passagère de la part d'esprits perturbés qui, tôt ou tard, espérait-on, finiraient par revenir à la raison et par se trouver une vraie job.

La seule différence, c'est que, dans les années 50, artiste rimait systématiquement avec sacrifice, pauvreté et indigence.

Aujourd'hui, si je me fie aux phrases toute faites dont le parfum lourd flotte dans l'air électoral, l'artiste n'est plus un pauvre ni un fou. C'est un enfant gâté, un privilégié et un chialeur professionnel qui vit aux crochets de l'État et ne produit que du vent ou du moins rien qui vaille ni mérite l'encouragement d'une subvention.

 

Enfant gâté: l'expression n'est pas de Josée Verner (même si elle n'en pense pas moins), mais de son amie Myriam Taschereau, qui tente de se faire élire sous la bannière des conservateurs dans Québec. Ironie du sort, elle est la petite-fille de Louis-Alexandre Taschereau, premier ministre québécois libéral dans les années 20 et 30, à qui les artistes d'ici doivent la création de l'École des beaux-arts. Qu'un siècle plus tard, sa petite-fille, qui se décrit comme une femme très engagée dans le développement culturel et artistique de sa région, fasse appel au cliché éculé de l'artiste enfant gâté est d'une navrante tristesse. Ce qui l'est encore davantage, c'est que ses propos trouvent écho chez ses électeurs et ceux de la ministre Verner. Cette dernière a affirmé au Soleil que les gens qu'elle rencontre en campagne électorale ne lui parlent jamais des coupes de 45 millions qu'elle a faites dans les arts. Ou alors, s'ils le font, c'est pour la féliciter. Bravo Josée. Continue ton beau programme et te laisse surtout pas avoir par les maudits artistes et leurs jérémiades!

C'est un point de vue, et il est plus répandu qu'on le pense. Sauf qu'il est fondé sur des préjugés qui ne tiennent pas compte de deux réalités. La première, c'est qu'on ne peut pas mépriser les artistes d'un côté et s'approprier leurs réussites de l'autre. On a parfaitement le droit d'exiger des coupes pour tout le monde, y compris les artistes. Mais après cela, qu'on ne vienne pas se vanter du succès de Pascale Picard en France, qui n'aurait pas été possible sans subvention. Qu'on n'applaudisse plus jamais les exploits du Cirque du Soleil, un miracle artistique et économique qui n'aurait jamais vu le jour sans l'aide de l'État. Et enfin, que les électeurs de Mmes Taschereau et Verner ne vantent plus jamais les mérites du Moulin à images de Robert Lepage, une oeuvre qui n'est pas le fruit d'une subvention exceptionnelle consentie dans le cadre du 400e, mais de 25 années de recherches subventionnées!

Ça, c'est la première réalité. La deuxième, c'est qu'il y a peut-être des enfants gâtés et privilégiés dans la grande famille des arts, mais ils sont une minorité. Pour chaque millionnaire de la culture, qu'il s'appelle Normand Brathwaite ou Véronique Cloutier, combien de danseurs, de musiciens, d'acteurs et de peintres qui vivent sous le seuil de la pauvreté? Selon des statistiques de l'Observatoire de la culture, 80% des artistes au Québec gagnent en moyenne 20 000 $ par année. Et contrairement à Josée Verner, ils n'ont pas de chauffeur.

Les artistes sont peut-être des enfants, mais des enfants pauvres. Quant à la ministre qui gagne plus de 170 000 $ par année sans avoir à produire de film, de livre ou de musique, c'est peut-être elle, l'enfant gâtée.