Vrai que, depuis 1989, il existe un ensemble de violonistes qui porte le nom de Quatuor Alcan. Vrai que, au temps des dinosaures, s'il y avait du théâtre à la télévision, c'était grâce au Théâtre Alcan. Vrai que la commandite n'est pas du mécénat et qu'un commanditaire qui crache 4 millions est en droit de s'attendre à en avoir pour son argent au plan de la visibilité.

De là à bouffer l'espace entier d'une vitrine pour voir son nom clignoter en grosses lettres, il y a un pas que l'élégance et la retenue devraient en principe empêcher de franchir. Mais de toute évidence, l'élégance et la retenue ne font pas partie des préoccupations de la multinationale Rio Tinto Alcan. Pas plus qu'elles ne préoccupent le PDG du Festival de jazz, Alain Simard, qui n'a pas opposé la moindre résistance à voir son futur siège social porter le nom de Maison du Festival Rio Tinto Alcan. C'est ainsi que, moyennant une commandite de 4 millions, le concept même du jazz et la raison d'être du festival ont été effacés puis enveloppés dans du papier aluminium comme une patate au four ou un morceau de viande sur le barbecue.

Pour justifier son geste, Alain Simard plaide que la Maison du FRTA n'est pas un édifice public. Ce qui est un comble puisque les deux tiers du financement des travaux (13 millions) proviennent des gouvernements. Mais Simard n'est pas le seul à vouloir célébrer cette miraculeuse commandite privée. À la chambre de commerce de Montréal comme dans les agences de pub, on applaudit le geste de Rio Tinto Alcan en espérant qu'il se mue en tendance et nous donne quoi? L'Orchestre symphonique Loblaws? La Grande Bibliothèque Vidéotron? Le Théâtre du Nouveau Monde Toyota? La basilique Notre-Dame Bombardier?

Or, non seulement la Maison du Festival Rio Tinto Alcan est un nom lourd et laborieux à prononcer, c'est un détournement de sens. Comment en effet imaginer un lieu qui abrite les reliques de Miles Davis ou d'Oscar Peterson sous une telle enseigne? Quand on lit Maison du Festival Rio Tinto Alcan, ce qu'on imagine, c'est un festival de tôle ou un centre d'interprétation de l'aluminium.

Ce détournement de sens n'est qu'un des nombreux aspects pervers de ce mariage d'affaires. Parmi les autres, il y a cette fameuse visibilité offerte sur un plateau d'argent (!) qui, dans les faits, servira aussi de joli contrepoids à la mauvaise publicité que la multinationale récoltera chaque fois qu'elle fera des mises à pied au Saguenay ou qu'elle réduira ses effectifs à Montréal, comme elle vient de le faire.

Mieux encore: cette bannière renforcera l'illusion que le pouvoir décisionnel de Rio Tinto est à Montréal alors qu'il est en réalité en Angleterre et en Australie.

Pour ce qui est du PDG du Festival de jazz, j'ai été étonnée de l'entendre déclarer qu'il était complètement irréaliste de penser que l'endroit aurait pu s'appeler autrement vu les sommes investies par le commanditaire.

Irréaliste? C'est drôle, mais je me souviens d'une époque pas si lointaine où ce sont de telles exigences de la part des commanditaires qui auraient été jugées irréalistes par Alain Simard. À cette époque-là, le PDG se faisait un honneur de tenir les commanditaires à distance, y compris sur le site de son festival, où il n'hésitait pas à brandir un code d'éthique strict dont il se disait particulièrement fier. À l'évidence, son code d'éthique ressemble aujourd'hui à celui de Jean Charest: à force d'assouplissement, il est devenu aussi mou et malléable que le métal dont est constitué l'alu.

Dire que, il y a 10 ans, toute la question de la commandite culturelle avait provoqué un vif débat au TNM. Furieux d'apprendre que des commanditaires avaient demandé qu'on déploie leurs pancartes sur scène avant le début de Don Quichotte, le metteur en scène Wajdi Mouawad avait dénoncé la mesure dans une lettre ouverte où il traitait les représentants des commanditaires «de connards assurés, de pétasses argentées et de gros tas cellularisés».

La charge avait ravi secrètement plusieurs intervenants du milieu culturel et fait rager les autres. Et même si Wajdi a fini par perdre sa bataille, au moins le débat avait eu lieu.

Malheureusement, aujourd'hui, non seulement tout débat sur la question est mal vu, mais il y en a comme Alain Simard ou comme Pascale Chassé, directrice de commandites chez Cossette, qui veulent nous persuader que les commanditaires sont des bons Samaritains et des citoyens qui travaillent pour le bien de la communauté sans jamais penser à leurs propres intérêts.

«Les marques sont des citoyens qui encouragent le rayonnement de la culture», écrit Chassé sur son blogue, ajoutant que leurs commandites sont des gestes de communication et d'authenticité.

Je ne vois pas ce que l'authenticité vient faire dans l'histoire. Mais pour ce qui est du civisme, si le citoyen Rio Tinto Alcan avait vraiment voulu faire preuve de cette vertu, il aurait pu commencer par faire preuve de retenue.