Jesper Kyd est un jeune compositeur d'origine danoise qui vit à Los Angeles. Dans le monde des jeux vidéo, il n'est rien de moins qu'une star. Compositeur de la musique de plus d'une trentaine de jeux vidéo, dont la célèbre série danoise Hitman, c'est lui qui vient de signer la trame musicale d'Assassin's Creed 2, lancé ces jours-ci à Montréal et dans le monde entier. Kyd a enregistré la trame musicale du jeu à Los Angeles avec l'aide d'un orchestre de 30 musiciens et de 13 choristes. Rien de moins.

Si je m'attarde au cas de ce jeune compositeur danois, c'est parce qu'il illustre bien le grand paradoxe de l'industrie montréalaise du jeu vidéo, une industrie dynamique et créative qui a produit des centaines de jeux, acquis une formidable expertise locale et formé une nouvelle génération d'infographistes, de designers et d'ingénieurs québécois. Reste que sur les 7000 salariés de l'industrie des jeux à Montréal, les musiciens se comptent sur les cinq doigts de la main.Dès qu'il est question de composition musicale, d'arrangements ou d'orchestration, Montréal sous-traite la plupart du temps à Los Angeles ou ailleurs.

Qu'il s'agisse d'Ubisoft, Electronic Arts (EA), Funcom, Microids, Eidos ou même du dernier venu, THQ, les musiciens et les compositeurs d'ici ne font jamais partie des priorités de ces sociétés qui bénéficient pourtant de généreux crédits d'impôt de 30 % à 37 % sur la masse salariale.

Pourquoi ces crédits d'impôt ne se traduisent-ils jamais en emplois pour les musiciens et les compositeurs? Parce que si les crédits viennent avec l'obligation d'embaucher une main-d'oeuvre locale, la nature de l'emploi est laissée à la discrétion de l'employeur. L'important, c'est que les sociétés démontrent leur engagement en faisant travailler des gens d'ici dans le numérique. C'est tout ce qu'on leur demande, m'a expliqué la porte-parole d'Investissement Québec.

Autrement dit, Ubisoft et compagnie peuvent bien embaucher un million d'infographistes et zéro musicien ou compositeur, c'est leur affaire. Pas celles du gouvernement. De la même manière, quand Ubisoft, Electronics Arts ou THQ reçoivent des subventions du gouvernement du Québec, celles-ci sont accordées selon des critères de commerce et non de culture. Contrairement aux producteurs de cinéma, de télé ou de musique, qui sont tenus de produire du contenu canadien, les fabricants de jeux vidéo sont exemptés de cette mesure. Ils ont le meilleur des deux mondes en somme.

En septembre dernier, des musiciens à la fois épatés par l'incroyable expansion de l'industrie virtuelle montréalaise et frustrés de ne pouvoir y participer, ont demandé à la SPACQ (Société professionnelle des auteurs et compositeurs du Québec) de tenter de remédier à la situation. Trois mois plus tard, rien n'a bougé malgré des promesses des associations.

Une seule rencontre a eu lieu la semaine dernière entre Ubisoft et Jean-Christian Céré, le directeur de la SPACQ. Bien que la rencontre se soit conclue sur le désir mutuel de mieux intégrer les musiciens montréalais à l'industrie numérique, la réunion n'a accouché d'aucune solution concrète.

Jean-Christian Céré croit que la question du droit d'auteur et des droits de suite sont au coeur du problème. Selon lui, les multinationales du jeu fonctionnent selon le principe américain du «buy out». C'est dire qu'elles paient au compositeur un montant forfaitaire élevé en échange de tous ses droits de suite sur la vente des jeux. Au Québec, les musiciens, toujours selon Céré, refusent le «buy out» et exigent de toucher des redevances sur chaque jeu vendu.

Mais à ce sujet, les avis des musiciens sont plus partagés que ne le laisse entendre le directeur de la SPACQ. Certains musiciens sont en effet farouchement opposés au «buy out» et craignent le précédent qui contaminerait la télé et le cinéma. D'autres, en revanche, affirment qu'un «buy out» sera toujours mieux que ce qu'on le propose en ce moment: à savoir rien du tout.

Ce qui est plate dans cette histoire, c'est qu'il y a 10 ans, lorsque l'industrie des jeux s'est implantée chez nous, non seulement l'expertise locale n'existait pas, personne ne pouvait imaginer que Montréal deviendrait un centre mondial de création de jeux vidéo. Pourtant, en un peu plus d'une décennie, le miracle s'est produit et une génération spontanée de techniciens du virtuel, formée dans nos écoles, est née et a pris d'assaut le marché mondial.

Malheureusement, dans la formidable effervescence de ces premiers temps, la musique a été laissée pour compte et oubliée. Les équipes musicales qui auraient pu se mettre en place il y a 10 ans n'ont jamais vu le jour. Pas plus que les infrastructures d'enregistrement et de synchronisation. Était-ce délibéré ou accidentel? On ne le saura jamais. Chose certaine, les gouvernements successifs n'ont rien fait pour sensibiliser les multinationales à l'importance d'encourager les musiciens et les compositeurs d'ici, privant ces derniers de l'acquisition d'une expertise, de l'accès à un marché mondial stimulant et de revenus importants.

Je ne sais pas s'il est trop tard. Je sais seulement que les musiciens québécois vont devoir ramer très fort pour renverser le courant et permettre que la musique de jeux faits chez nous soit un jour «Made in Montréal».