Il y avait la petite et la grande. Maintenant il n'y a plus que la petite. Kate, la cadette et la grande, est partie lundi, abandonnant dans la neige la rue Sainte-Catherine et ses vitrines, son inséparable Anna, sa soeur Jane, ses enfants Rufus et Martha et l'immense clan de fraternité et de solidarité des McGarrigle. Elle luttait depuis 2006 contre une forme rare de cancer. Elle luttait âprement, publiquement et activement. À travers la Fondation qu'elle avait mise sur pied. Au fil des spectacles-bénéfice auxquels elle participait, dont le dernier au Royal Albert Hall de Londres en décembre dernier.

Sur la vidéo enregistrée ce soir-là et diffusée sur YouTube, on peut voir Kate au piano, ses cheveux gris moussés en un chignon mou, les traits tirés mais l'air stoïque, chantant à travers son souffle court, sa toute dernière composition, Proserpina, le pendant féminin de Perséphone, coincée dans l'hiver de force, attendant le printemps dans le sous-sol des saisons pendant que sa mère, la déesse Hela, la pleure «en punissant la terre, en coupant le chauffage et transformant chaque champ en pierre».

«Proserpina, come home to mama», chantait Kate ce soir-là, comme un cri du coeur lancé avec ferveur et avec fièvre contre un ennemi juré: le temps. Ce temps qui lui glissait entre les doigts depuis trois ans et qu'elle aurait voulu tenir à distance au moins jusqu'à son anniversaire en février. Mais le temps, comme il le fait souvent, a fini par gagner, exactement 18 jours avant ses 64 ans.

Avec le départ de Kate, la musique folk et country folk américaine perd une grande mélodiste et une parolière singulière dotée d'un humour caustique, d'un esprit libre et d'une sensibilité à fleur de peau, comme en témoignent ses petits hymnes mélancoliques à l'amour perdu et au point du jour, qui devient point de non-retour.

Le Québec, pour sa part, perd une artiste marquante et importante, une artiste qui, avec sa soeur, a ouvert une grande et inspirante fenêtre sur la culture anglo-montréalaise, méconnue des francophones jusqu'à l'arrivée des McGarrigle.

En 1975, lorsque ces soeurs hippies et bohèmes débarquent sur la scène musicale d'ici avec leur Complainte pour Ste-Catherine, le choc est aussi grand que le charme qu'elles exercent est contagieux. Subitement, toute une génération de francophones, nourris aux Blues de la métropole de Beau Dommage et à l'Heptade d'Harmonium, découvre à travers ces deux soeurs de Saint-Sauveur un monde à la fois étranger et familier.

Ce qui est déroutant avec les McGarrigle c'est que même si les plus grandes vedettes américaines de l'époque, comme Linda Ronstadt et Emmylou Harris, interprètent déjà leurs chansons et qu'elles sont les premières artistes d'ici (avec Cohen) à jouir d'une reconnaissance internationale, elles résistent farouchement à l'appel des sirènes. Au lieu d'aller s'établir à New York ou L.A., elles choisissent la simplicité volontaire et la modestie montréalaise. Mieux encore: alors qu'elles ont accès à l'immensité du marché américain et qu'elles ne sont pas captives de la langue française comme la plupart de leurs congénères québécois, elles choisissent pourtant de rendre hommage à la langue et à la culture d'ici avec cette Complainte pour Ste-Catherine où elles chantent, non sans humour, et presque à la manière de la Bolduc: «Y'a longtemps qu'on fait de la politique/Vingt ans de guerre contre les moustiques.» Au plus fort du nationalisme québécois, non seulement elles apportaient une fraîcheur étonnante, mais elles jetaient les bases d'un nouveau rapport avec les artistes anglo-montréalais où, pour une fois, la politique n'avait aucune prise. En ce sens, elles étaient très différentes de Leonard Cohen qui n'a jamais cherché à parler français (du moins pas publiquement) et qui a toujours insisté pour garder ses distances face à la culture québécoise, se réclamant avant tout de Montréal la cosmopolite, plutôt que de Montréal la québécoise. Les McGarrigle, elles, ne faisaient pas ces distinctions-là. Elles étaient full québécoises et fières.

Il y a quelques années, en traquant le fantôme de Cohen et en cherchant ses traces à travers la ville, j'avais appelé Kate chez elle à Outremont. Sa simplicité, sa bonne humeur, son accent québécois gros comme le bras et son incorrigible candeur restée intacte malgré l'approche de la soixantaine, m'avaient à nouveau charmée. Mais cette fois-là, en plus, elle m'avait étonnée (et bien fait rigoler) quand elle s'était écriée: «Leonard Cohen? J'le connais pas pantoute!»

Enfin, ce n'était pas tout à fait vrai. Elle connaissait Esther, la soeur de Cohen. Avec elle, elle avait visité la maison et même la chambre d'enfant de Cohen, rue Belmont à Westmount. Elle connaissait aussi les deux enfants de Cohen qui fréquentaient Rufus et Martha, ses propres enfants. Mais étrangement, Leonard Cohen et Kate McGarrigle, ces deux grands maîtres de la chanson anglo-saxonne qui ont fait rayonner le nom de Montréal bien avant Céline Dion ou les Arcade Fire, se sont croisés une seule fois dans leur vie. «C'était à L.A. en 2000 et notre échange a duré deux minutes», m'avait raconté Kate en riant.

Son rire manquera à tout le monde. Son rire frais et aussi reconnaissable que ce grain de beauté au-dessus de sa bouche dont son fils Rufus a fait la touchante chanson Beauty Mark.

Au revoir, Goodbye Kate. Montréal et les vitrines de la Sainte-Catherine s'ennuient déjà de toi.

 

Photo: archives La Presse

Malgré la reconnaissance internationale qui leur avait été accordée, les soeurs McGarrigle, Anna et Kate, avaient très tôt choisi la simplicité volontaire et la modestie montréalaise.