Appelons-la Ginette. Elle a un peu plus de 40 ans. Et elle a des histoires absolument sidérantes à raconter, voyez-vous.

Ginette n'est pas avocate. Mais elle a fait son droit. Elle donne des services de quasi-avocate, remarquez. En immigration.

Ginette sortait d'un long, d'un très long procès pour fraude, quand elle s'est retrouvée devant moi, dans un café près de La Presse, il y a quelques mois. D'anciens clients avaient porté plainte contre elle. Le juge lui a accordé le bénéfice du doute et l'a acquittée. Il semble bien que les flics ont fait leur enquête tout croche.

 

Pour Ginette, ce n'était pas la fin du cauchemar. C'était seulement une autre étape dans une grande machination qu'elle avait découverte.

Une histoire sidérante, comme je vous dis, impliquant (tenez-vous bien) un ancien ministre, un ancien ambassadeur américain au Moyen-Orient acoquiné avec les deux clients qui avaient porté plainte contre elle, un réseau de prostitution fait d'immigrantes d'Europe de l'Est, une intrigante ultramédiatisée et l'ex-gouverneur de l'État de New York, Eliot Spitzer.

Je sais que ça semble tiré par les cheveux. Mais Ginette est désarmante de sincérité.

Et Ginette avait des documents, des courriels, des reçus, des fax: un tas de «preuves» de ce qu'elle avançait avec une certitude convaincante.

J'ai promis de fouiller et de la rappeler.

J'ai donc fait les vérifications. Rien ne collait. Cul-de-sac. Ce que Ginette estimait être des faits relevait bien souvent de l'opinion, de l'extrapolation, du hasard, du fantasme.

Avec ce que j'avais comme «preuves», disons que je ne me serais pas senti gros dans mes boxers, devant un juge, dans le cadre d'une poursuite en diffamation.

Puis, j'ai fait des vérifications sur Ginette elle-même. C'est là que j'ai lâché le morceau. Une quérulente, toujours dans le trouble; toujours en train de poursuivre ou de se faire poursuivre. Comme par magie, Ginette a le don de se retrouver dans la ligne de mire du Barreau, de la police ou de clients fâchés.

Un jour, elle s'est fait coller une amende de 50$ pour avoir fumé dans son bureau. Eh bien, elle a contesté l'amende, tentant de faire passer son bureau pour un... fumoir. Ce genre de chipoteuse.

Peut-être que Ginette est simplement malchanceuse, remarquez. Mais pour moi, la relation s'arrêtait ici; l'histoire formidable impliquant de mystérieuses prostituées, un ancien ministre canadien et Eliot Spitzer n'allait pas être révélée à l'univers sous ma plume.

Comme m'a résumé un collègue, qui a aussi écouté les fabulations de Ginette: «À un moment donné, quand TOUS les éléments de l'actualité sont supposément reliés à l'histoire de Ginette, tu décroches.»

Ce que je ne savais pas, l'été passé, c'est que Ginette avait aussi tenté de vendre son histoire partout en ville. À TVA. À Paul Arcand. Au Journal de Montréal. Au Devoir. À Tout le monde en parle. À moi.

À la fin, personne n'a mordu.

Enfin, presque personne. Une station de radio a mordu. On lui a donné le crachoir, de façon un peu consternante. Ginette en a rajouté, impliquant alors un autre ministre, en poste celui-là, en plus de faire planer un doute sur un commentateur bien connu de l'actualité...

Preuves? Zéro. La même bouillabaisse vaseuse.

Mise en demeure de se rétracter par un type sali par Ginette, la station de radio l'a fait sans tarder.

Ginette, procédurière comme elle sait l'être, a donc envoyé à son tour une mise en demeure à la station. Motif: la rétractation en question salissait sa réputation!

Chipoteuse, la Ginette?

Un jour, j'ai répondu à un de ses courriels injurieux, en lui disant qu'elle était mythomane et quérulente. Un courriel privé. Ginette a copié mon courriel, l'a publié elle-même sur un forum de discussion. Et a menacé de me poursuivre en diffamation!

Cette histoire serait morte de sa belle mort si nous étions quelque part autour de 1995 ou de 1975. Des histoires du genre, il en circule depuis des siècles.

Mais nous sommes au XXIe siècle. Ginette a trouvé des oreilles favorables sur le web. Ginette a raconté son histoire sur YouTube, dans une communauté qui croit dur comme fer à toutes les théories du complot.

Depuis, il ne se passe pas une semaine sans que des gens bien intentionnés m'envoient un lien vers les délires de Ginette.

«Regardez ça, M. Lagacé, il me semble que vous devriez enquêter là-dessus...»

Écoutez, je ne sais pas comment dire ça sans paraître fendant. Mais allons-y: des fois, quand c'est trop beau pour être vrai, c'est que c'est pas vrai. Des fois, quand c'est pas dans le journal, le truc incroyable qu'on vous refile par courriel, c'est qu'il y a une raison. Probablement reliée au fait que c'est invérifiable et fort probablement pas ... vrai.

Plate, hein? Désolé, la vie n'est pas un épisode des X-Files.

Mais comme je disais, nous sommes au XXIe siècle. Et n'importe quel fou peut, désormais, émettre n'importe quelle sornette, n'importe quelle fumisterie, n'importe quelle théorie du complot. Et trouver des gens pour le croire.

Bien sûr, les gens visés peuvent poursuivre. Ce faisant, ils donnent une formidable tribune aux fous. Alors ils se taisent. C'est ce qu'a fait l'ex-ministre. Ce silence, en revanche, nourrit la paranoïa des conspirateurs.

Et, petit à petit, comme un virus, des gens croient dur comme fer qu'un ancien ministre canadien fréquentait vraiment les mêmes putes qu'Eliot Spitzer, dans une conspiration aux ramifications internationales tolérées au plus haut niveau de l'État.

Autre preuve du complot? Les journalistes se taisent, eux aussi, pas un mot.

Et, autre preuve du complot, vont dire les fous, le gars de La Presse a écrit une chronique pour discréditer Ginette! Ça sent la commande! Y a pas de fumée sans feu! Y a anguille sous roche! Ça se protège, ce monde-là!

Bref, on en est là. Je ne sais pas si c'est un problème d'éducation à l'information ou, tout simplement, tout bêtement, de pharmacologie.