Ah, la vie de journaliste. C'est excitant, ça n'a pas d'allure. Nous sommes toujours en train de sauter dans un taxi, monter dans un avion, à la recherche de la vérité, voyez-vous.

Donc, l'autre jour, j'étais dans la jungle de la Nouvelle-Guinée, à la recherche d'un shaman qui a fait des merveilles pour le système de santé papou, question de le convaincre de venir s'occuper du nôtre, quand sonne mon portable. C'est le patron:

 

«Veux-tu aller voir si les Albertains sont fâchés?»

En moins de temps qu'il ne faut à Michaëlle Jean pour s'organiser un voyage en Europe, j'étais déjà à Calgary, question de voir si l'Alberta, qui incarne ce nouveau pouvoir de l'Ouest dans le Canada, qui abrite la base électorale (27 sièges sur 28, en Alberta, sont bleus) du Parti conservateur, est insultée de voir Stephen Harper sur le point de se faire ainsi éjecter du pouvoir par un scénario digne de Fabienne Larouche.

Réponse, patron? You bet qu'ils sont fâchés.

S'ils étaient Québécois, les Albertains seraient même en beau ta...

«Si cette coalition voit le jour, dans une génération d'ici les gens de l'Ouest vont encore dire aux libéraux et aux néo-démocrates: You sons of a bitch, vous avez sauté dans le lit avec les séparatistes! Dans une période d'incertitude économique, you bastards!»

Alan Hallman a travaillé 10 ans au bureau de l'ex-premier ministre Ralph Klein, il a été membre du PC fédéral et organise de temps à autre la campagne d'élus conservateurs au niveau provincial. Bref, la politique made in Western Canada, il connaît. L'Albertain moyen aussi, Alan le connaît (et il ne porte pas forcément de chapeau de cowboy).

«Dans façon générale, le sentiment d'aliénation de l'Ouest se porte à merveille. Imagine maintenant! C'est le genre de chose, cette coalition, qui pourrait fort bien souffler sur les braises de nos mouvements séparatistes.»

OK, une chose à la fois, ici. Appuyons sur pause.

L'aliénation de l'Ouest, d'abord. Vous savez comment le Québec se sent mal aimé dans ce pays? C'est la même chose dans l'Ouest. Pire, peut-être. On parle encore du Programme énergétique national de Trudeau comme d'une crosse épouvantable faite aux Albertains. Sans oublier Winnipeg qui, en 1986, gracieuseté de Mulroney, perdit le (richissime) contrat d'entretien des CF-18 au profit de Montréal.

Les racines séparatistes, ensuite. Jamais aussi fortes qu'au Québec. Mais à chaque décennie, un type se lève et décrète que l'Ouest pourrait trèèèès bien se débrouiller sans ces profiteurs de «Central Canada». Ce sentiment d'aliénation produit d'excentriques souverainistes. Et, des fois, un Reform Party...

Bon, allez, continue, Alan...

«Ce gouvernement de coalition, c'est pire, pour l'aliénation de l'Ouest, que le Programme énergétique national et le contrat des CF-18. Il y a le fait que la coalition est au lit avec Duceppe. Il y a, surtout, que Dion a été répudié, ici, en Alberta, à cause de sa taxe sur le carbone. Ça nous irrite, cette taxe. On a voté contre. Il a récolté seulement 76 sièges. Et il va devenir premier ministre?!»

À la fin, dit Alan, les Canadiens ont voté, le 14 octobre. Pas trop sûrs d'aimer Harper, ils lui ont donné un autre gouvernement minoritaire. Une façon de le surveiller, croit-il.

«Et couper le 1,95$ par vote aux partis? C'était stupide. Stupide de la part de Stephen et de ses conseillers. Mais les Canadiens, en octobre, n'ont pas décidé de se donner un gouvernement de coalition. Layton, Dion et Duceppe n'ont jamais dit aux Canadiens qu'ils formeraient une coalition pour gouverner. Jamais.»

Pour lui, c'est clair: «C'est un coup d'État. Non, le mot n'est pas trop fort.»

Vous allez me dire, à ce stade de la chronique, qu'Alan est tout simplement un conservateur frustré d'être sur le point de perdre son joujou. Ce n'est pas ce que j'ai senti. Ce n'est pas ce que je sens, en Alberta. Je sens une colère qui s'inscrit, justement, dans la foulée de l'aliénation historique de l'Ouest face au Canada central.

Je sens de la colère, aussi, dans la fibre canadian des gens. Le Bloc est devenu si lisse, côté souveraineté, qu'on en vient à oublier au Québec que son but est de faire un pays. Donc, d'en briser un. Ailleurs au pays, le Bloc? Separatists!

Je sens de la honte, aussi, dans la fibre démocratique des gens. Un gouvernement de coalition? Des alliances contre nature? Un Parlement qui vire au cirque? C'est italien, ça, Monsieur, c'est pas canadien...

J'ai soumis à Alan trois irritants qui reviennent souvent dans l'air du temps, ici a) cette coalition sera «appuyée» par les souverainistes; b) elle va abattre un gouvernement appuyé par l'Ouest canadien ou c) tout cela survient en période de crise économique...

Laquelle des options t'irrite le plus, Alan? Aucune de ces réponses! Ce qui m'écoeure, c'est que Duceppe, Dion et Layton n'ont pas écouté le choix des Canadiens, le choix du 14 octobre.

Cette coalition qu'on enfonce dans la gorge de l'Ouest? C'est l'étoffe dont on fait les légendes. Peut-être que c'est leur nuit des longs couteaux...