Je n'ai rien vu d'aussi beau de toute la semaine. Rien vu d'aussi beau que Charles Deschamps.

Allez, on se calme. Je n'ai pas changé d'équipe. C'est que Charles vole; il vole, il plane, il flotte...

Charles a 21 ans, il vole, il plane, il flotte en BMX. Eh oui, en vélo. Et je n'ai rien vu d'aussi beau, cette semaine, que Charles flottant dans le Taz, qui est presque terminé, flottant au-dessus d'un module courbé.

Le quoi? Le Taz. Un centre sportif qui renaît de ses cendres.

 

Bienvenue dans l'univers du sport extrême qui roule. BMX, patins ou planche à roulettes. Allons-y lentement. Ça vaut mieux.

Le Taz. En 1996, coin Berri et Maisonneuve, le Taz a ouvert ses portes. Terrain de jeu pour ti-culs qui carburent aux plaisirs à roulettes. Succès de foule. Des centaines de Montréalais y ont appris à faire des acrobaties en BMX, en skate, en patins.

Tiens, Pierre-Luc Gagnon y a fait ses débuts. C'est là qu'il a appris à voler. Pierre-Luc qui? Eh, misère. Pierre-Luc Gagnon. Gars de Boucherville. Habite la Californie. Pensez Vincent Lecavalier, en planche à roulettes. Champion de X-Games. Enfin, passons.

En 1998, la culture a dérangé la sous-culture des roulettes: l'État a annoncé la naissance imminente de la Grande Bibliothèque du Québec. Quand? Pas sûr. Mais ce serait coin Berri et Maisonneuve. Le sursis, pour le Taz, commençait. En 2001, le Taz a fermé. Et la construction de la Grande Bibliothèque a commencé.

Les jeunes ont protesté. On va aller où, nous, faire des bar spins, à flotter au-dessus de quarterpipes? Les élus ont promis de reloger le Taz.

 

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On tenta d'abord de transformer un ancien incinérateur en Taz 2.0. Mauvaise idée, un peu toxique. De gossage en remises en études, le Taz est devenu un petit CHUM. Le maire Tremblay a fait des promesses. André Boisclair aussi. Rien, pourtant, n'avançait.

Julien, le petit frère de Charles, est devenu le symbole de la grogne des ti-culs face à la stagnation de ce déménagement. Un soir, il y a longtemps, il est allé poser une question à Gérald Tremblay, à l'hôtel de ville.

J'avais fait, au JdeM, une chronique sur le petit: «Julien contre les cravatés». J'étais sûr que le Taz 2.0 ne verrait jamais le jour.

Il ouvre samedi. Huit ans après la fermeture du Taz 1.0.

Ai-je dit le petit? Il a grandi. Toujours aussi réservé, Julien. Il a grandi et il a fait du chemin! Les frérots sont devenus des stars du patin et du BMX. Un promoteur, qui possède des skate parks en Chine, les a invités là-bas autour des Jeux olympiques. Logés, nourris. Et payés. Mais ils sont revenus pour travailler au Taz.

Julien: «J'ai passé les six plus beaux mois de ma vie en Chine, dit Julien, casque rond frappé du fleurdelisé. Même si on était traités comme des stars, on voulait revenir. Chez nous, c'est ici.»

Charles: «On voulait être ici pour l'ouverture du nouveau Taz.»

 

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Julien et Charles m'ont fait visiter le Taz, avenue Papineau, au nord de l'autoroute Métropolitaine, par un après-midi récent. Pensez à un grand entrepôt. Plancher de béton, en époxy. Des modules dont j'ai oublié les noms permettent aux planchistes, patineurs et cavaliers de BMX de s'envoler, de défier la gravité, de glisser sur des rampes d'escalier.

À la mezzanine, les zwoooou et des vzoooou résonnaient dans le Taz: le bruit des perceuses et des scies rondes, tenues par les gars qui construisent le module du vélo de montagne (on dit trial).

Les modules sont en bois. Finement arrondis. Des jours de travail pour fignoler le module quart de lune sur lequel nous trônions, Charles, Julien, Philippe et moi.

Philippe, recueilli: «Regarde ça. C'est pas une terrasse de piscine!»

Charles, comme on admire Le Penseur de Rodin: «C'est comme une sculpture.»

Julien, vénérant le labeur: «C'est deux semaines de travail.»

 

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Ils étaient sincèrement, profondément impressionnés par ce module. Je ne comprenais pas trop leur dévotion. Normal: je ne suis pas de cette culture. Sportivement parlant, je suis un enfant du hockey, du soccer. D'équipe.

Pas eux. Julien, Charles, tous ceux qui roulent: des individualistes. Pas d'entraîneur pour t'achaler, te guider, te donner de grandes leçons de vie ou des tapes dans le dos. Toi, ta planche (ou tes patins, ou ton vélo), les obstacles, le geste répété 10 000 fois. C'est tout.

Tout? J'oublie l'attitude.

Car ils ont tous l'air si décontracté, non? Une décontraction savamment étudiée, bien sûr. C'est ça qui fait suer l'univers: les voir voler, planer, flotter si nonchalamment. C'est insultant pour les mortels prisonniers de la gravité que nous sommes...

Julien s'est laissé tomber dans le vide, la courbe de la paroi l'a propulsé sur le plancher, vers une autre paroi concave, à 30 m de là, qu'il a escaladée en roulant. Hop, petit coup de hanches: il est retombé sur le rail comme un oiseau sur sa branche. Et hop, on repart, à reculons.

Ça semble facile, évidemment. Ce ne l'est pas. Julien s'est cassé le tibia (deux fois), le poignet (quatre fois) et le coccyx (une fois) pour parvenir à rouler comme une ballerine sous acide dont les patins collent aux murs. Une grâce, une agilité d'enfer transformées en seconde nature par le travail.

 

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Puis, Charles m'a montré une acrobatie. Ça s'appelle un tail whip (l'Office de la langue française, qui a si brillamment traduit les termes du baseball, devrait se mettre le nez dans le Taz, il y a de la francisation à faire). Tail whip, donc: un coup de queue, si on veut. C'est assez simple.

On tient le guidon du BMX.

Et on fait tourner la structure du vélo sur l'axe du guidon. Sous ses jambes.

À cinq mètres dans les airs, alors que la gravité menace de vous avaler...

Je regardais Charles faire son tail whip, en suspension, avant de reprendre place sur la selle alors que ses deux roues de sa monture embrassaient la paroi. Ça semblait, évidemment, d'une facilité enfantine.

C'est surtout, surtout d'une beauté inouïe.

Vous irez voir ça, au Taz 2.0.