C'est l'histoire d'un blogue sur le vélo. Créé quelque part en 2008 par trois Montréalais: Mélanie Gomez, Jean-Michel Simoneau et Pénélope Riopelle. Nom du blogue: «À vélo citoyens».

Ce blogue, c'est une idée née «spontanément», quand ces trois cyclistes se sont rencontrés «de manière fortuite», expliquent-ils sur «À vélo citoyens».

L'idée? Promouvoir le vélo comme principal moyen de transport à Montréal. Ce sont les mots de Mélanie, Jean-Michel et Pénélope eux-mêmes.

Un bon blogue, je dois le dire. Mis à jour souvent. Bien écrit. Sujets variés.

Les trois amis se sont investis dans cette aventure web. Mélanie a même produit des clips pro-vélo très bien faits, pour le blogue. Jean-Michel allait intervenir sur d'autres blogues, allait commenter des textes du Devoir, invitant les lecteurs à venir lire «À vélo citoyens».

Pour faire la promotion du blogue, Gomez, Simoneau et Riopelle ont créé une page Facebook. Nombre de membres: 1300. Les trois cyclistes avaient, chacun de leur côté, une page Facebook. Mélanie Gomez étant la plus prolifique: 1400 amis.

Les efforts de Gomez, Simoneau et Riopelle ont été récompensés, en juillet 2008. Leur blogue a sorti, en exclusivité, un petit scoop: une photo du prototype du Bixi, le vélo libre-service parrainé par la Ville de Montréal, envoyée par un informateur.

Sur la photo, on voit un type chauve chevauchant le Bixi, sous la pluie.

Quelques jours plus tard, Stationnement de Montréal confirme au blogue «À vélo citoyens» qu'il s'agit bel et bien d'un prototype du Bixi. C'est Alain Ayotte, vice-président de Stationnement de Montréal, qui chapeaute l'implantation du Bixi, qui accorde l'entrevue au blogue.

Voilà. C'est l'histoire, en apparence banale, d'un blogue animé par des citoyens passionnés.

Il n'y a qu'un petit pépin dans l'histoire que je vous raconte ci-haut.

Tout est faux.

Le blogue n'est pas une idée née «spontanément». La rencontre des trois cyclistes-blogueurs n'est pas «fortuite». Pour une raison bien simple: ils n'existent pas!

Gomez, Simoneau et Riopelle ont été créés au 1434, rue Sainte-Catherine Ouest, l'adresse de Morrow Communications, propriété d'André Morrow, qui assure le marketing, les communications stratégiques ou publicitaires de nombreux clients privés et publics.

La boîte de M. Morrow a créé le faux blogue et les faux citoyens pour le compte de son client, Stationnement de Montréal, afin de mousser l'arrivée de Bixi, le service de vélo libre-service lancé ce matin.

Question: ce blogue est-il une arnaque?

***

Jacques Nantel, prof aux HEC, spécialiste du marketing, écoute l'histoire que je viens de vous raconter. Qu'en pense-t-il?

«C'est astucieux, on peut s'entendre là-dessus. Ça joue dans la zone non tracée du web 2.0. C'est à la limite de l'éthique. Mais je ne suis pas prêt à dire que c'est hautement condamnable.»

Pour le prof Nantel, le faux blogue créé par Morrow Communications s'inscrit dans la lignée du marketing de guérilla, «qui est undercover» et représente une technique «qu'on risque de voir de plus en plus dans la prochaine décennie».

- Le vrai du faux est difficile à distinguer...

- Oui, dit Jacques Nantel. Et c'est là que le web 2.0 est à la fois pernicieux et fascinant.

***

Créer un faux blogue animé par des personnes qui n'existent pas, sans jamais révéler qu'il s'agit là d'un rouage d'une campagne de marketing, est-ce une arnaque?

Chez Morrow Communications et chez Stationnement de Montréal, où on a reconnu que le blogue «À vélo citoyens» a été créé de toutes pièces, ma question a été accueillie avec indignation.

André Morrow, qui a eu le contrat de la promotion du Bixi via un appel d'offres: «On a fait du marketing viral, pour faire connaître le principe du vélo en libre-service, en partant de passionnés de vélo, pour susciter de l'intérêt, pour créer un buzz.»

Michel Philibert, directeur, communications-marketing, chez Stationnement de Montréal: «La stratégie virale, ça fait partie de la pub. Non, ce n'était pas de la manipulation. La manipulation, c'est mercantile. Stationnement de Montréal, c'est privé, mais Bixi est un service public. On veut que ça marche.»

Morrow: «Je n'ai aucun problème avec ce blogue, avec cette campagne. Il n'y a pas eu de malversations. C'est legit

MM. Morrow et Philibert, interviewés séparément, ont insisté sur le côté «positif» du Bixi, qui vise à pousser les Montréalais à faire du vélo. Positif dans le sens de bon-pour-l'environnement, bon-pour-la-santé.

Ma réponse à MM. Morrow et Philibert: là n'est pas la question.

Le public a été trompé. Jamais on n'a dit aux lecteurs du blogue, aux 1300 membres de la page Facebook d'«À vélo citoyens», aux 1400 amis de «Mélanie Gomez», qu'ils participaient à un effort de marketing souterrain.

Pour André Morrow, qui conseille à l'occasion le maire Gérald Tremblay, la création des personnages Gomez, Simoneau et Riopelle n'a rien de répréhensible. «Il y a des personnages sur Twitter et sur YouTube aussi. Il n'y a rien de mal à ça.»

Dans les bureaux de Stationnement de Montréal, j'ai évoqué la « rencontre fortuite » de Gomez, Simoneau et Riopelle, décrite sur le blogue.

- C'est de la manipulation, ça, non?

- Le mot est gros...

- Et ces trois «personnes», qui interagissaient avec les internautes?

- C'est, dit M. Philibert, une façon de rejoindre les gens.

- Mais c'est un mensonge, ils n'existent pas!

- Si on avait fait un blogue hébergé par Stationnement de Montréal, personne n'aurait été intéressé. Et puis, ça se fait ailleurs...

- Où?

- Je ne sais pas. Mais ça se fait.

***

Michel Philibert a raison. Déguiser une campagne de marketing en mouvement de citoyens qui s'impliquent «spontanément», ça se fait.

Aux États-Unis, on appelle ça de l'astroturfing. Pour AstroTurf : du gazon artificiel. Par opposition aux mouvements citoyens, qu'on qualifie de «grassroot». Traduction : issus du gazon, du terreau. On appelle aussi ça du «sock puppeting», où un internaute se crée une fausse identité, une marionnette virtuelle, pour parler de lui-même.

La grande firme de relations publiques Edelman, par exemple, a été publiquement humiliée pour délit d' «astroturfing» et de «sock puppeting»: elle animait subrepticement des blogues de faux citoyens faisant la promotion d'un de ses clients, Walmart.

Et ces deux pratiques de l'ombre sont prohibées, sans qu'on y réfère par leurs noms, par le code d'éthique du Public Relations Society of America.

***

Alors, ce faux blogue cycliste animé par Morrow Communications, pour le compte de Stationnement de Montréal, est-ce une arnaque, M. le chroniqueur?

Eh bien, laissez-moi citer Harry G. Frankfurt, prof de philosophie à l'université Princeton. L'homme a écrit un livre sur - sans blague - la bullshit (1). En entrevue, il a eu ces paroles de sagesse:

«L'augmentation du niveau de bullshit dans la vie contemporaine s'explique par l'intensité du marketing dans la société contemporaine...»

Et qu'est-ce que la bullshit, au fait, professeur ?

«Il s'agit d'un manque de considération pour ce qui est vrai et ce qui est faux.»

Ça décrit parfaitement ce qui a été concocté pour vous faire aimer de façon subliminale le vélo libre-service qui est lancé aujourd'hui. Un manque de considération pour ce qui est vrai et pour ce qui est faux.

De la bullshit, créée pour un produit unique et louable: le Bixi.

Mais de la bullshit quand même.

(1) On Bullshit, Princeton University Press, 2005