Le lieutenant Seton ne serait pas fier

Réjean, Réjean, Réjean...

Je suis abasourdi par ta position face à ces histoires scandaleuses d'inoculation en douce de joueurs de hockey professionnels. Une position élitiste qui attriste le social-démocrate que je suis.

 

Laisse-moi, collègue, te raconter une belle histoire qui, je l'espère, saura te ramener à la raison. C'est une histoire qui se déroule en 1852, au large du cap de Bonne-Espérance, en Afrique du Sud.

Cette nuit-là, le HMS Birkenhead vogue doucement vers la province du Cap-Oriental, où l'Empire britannique menait sa huitième guerre contre les Xhosa. À bord: des soldats et quelques dizaines de civils.

Soudain, le drame: le HMS Birkenhead s'échoue sur de traîtres récifs. En moins de deux, les passagers comprennent que la frégate était mortellement atteinte. L'eau entre par torrents dans sa coque fracturée.

C'est la cohue sur le pont, lui-même inondé. On fait monter femmes et enfants dans deux des bateaux de sauvetage, qui sont mis à la mer. Puis, le HMS Birkenhead frappe les récifs de nouveau: la proue sombre.

C'est à ce moment désespéré que le capitaine Robert Salmond ordonne aux hommes de sauter à la mer et de nager vers le bateau de sauvetage...

Mais c'est sans compter l'héroïsme du lieutenant Alexander Seton, du 74e régiment de Highlanders, Réjean.

Celui-ci, d'après ce qu'on raconte, a sorti son sabre et demandé aux hommes de ne pas plonger à l'eau.

Il leur a lancé que s'ils tentaient, en masse et en panique, de monter dans les bateaux de sauvetage, ceux-ci chavireraient. Envoyant femmes et enfants par le fond.

Les hommes se sont serré la main, se sont dit adieu et ont coulé avec le HMS Birkenhead. Cet acte d'héroïsme a inspiré un poème de Rudyard Kipling, Soldier an' Sailor Too. Femmes et enfants ont survécu.

Je ne vois aucune bonne raison pour justifier le fait de mettre des joueurs de hockey sur la fast track de la vaccination.

Oui, bon, les athlètes de la LNH sont les moteurs d'une importante industrie économique. So what? La télé est aussi une industrie «importante», qui occupe une large place dans la vie des gens. Faut-il vacciner en priorité les gars et les filles d'Occupation double?

On vaccine en priorité les enfants, les femmes enceintes et les gens malades. Parce qu'ils sont statistiquement plus à risque de développer des complications de la grippe A. Pourquoi établir un ordre de priorité?

Parce que la production - et la distribution - de vaccins peine à suivre la courbe de la demande. C'est plate, mais c'est comme ça. C'est plus complexe de mettre au point et fabriquer un vaccin que d'essayer de comprendre les frères K...

Malgré tout, des chenapans ont réussi, souvent par les contacts qu'on développe dans une vie de privilégié, à court-circuiter l'ordre de priorité. C'est le cas des Flames de Calgary et des membres de leurs familles. C'est le cas des Maple Leafs. Encore à Toronto, c'est le cas des Raptors, de la NBA.

Ceux qui ont facilité l'inoculation de ces athlètes professionnels sont aveuglés, comme bien d'autres, par la célébrité de nos demi-dieux. Ceux qui ont demandé ce privilège - c'en est un - au nom des Flames, des Leafs et des Raptors sont dégoulinants de prétention.

René Villemure est président de l'Institut d'éthique appliquée du Québec. Ces cas de favoritisme sportif devant l'inoculation anti-A (H1N1) sont de flagrants manques d'éthique, dit-il.

«L'organisation qui demande cela se pense au-dessus des lois et de la société. C'est immoral de le demander et c'est immoral de la part des gouvernements de le donner.»

Car Réjean, c'est quoi la différence entre demander à un fonctionnaire d'envoyer en catimini une boîte de vaccins au Saddledome et, disons, un chanteur qui passerait devant les anonymes qui poireautent dans la file d'un centre de vaccination? Parce qu'il est «important» ?

Je n'en vois pas. Même prétentieuse certitude de ne pas faire partie de la plèbe...

Et l'argument selon lequel les joueurs de la LNH voyagent beaucoup en avion et, bon, on sait que l'avion est un incubateur à microbes?

«Les agentes de bord aussi, elles voyagent beaucoup, répond Villemure. Elles ne sont pas dans les listes prioritaires.»

Et l'argument qui dit que les joueurs de la LNH «valent» de petites fortunes, dans une industrie qui génère des retombées économiques appréciables?

«Selon cet argument, on ne devrait donc pas vacciner les BS et les pauvres», tonne mon éthicien.

Je sais bien que nous ne sommes pas tous égaux, Réjean. Ce n'est pas une raison pour tolérer les inégalités. Ce n'est pas une raison pour vénérer, encore plus, les joueurs de hockey.

Au fait, on dit que les familles des privilégiés des Flames ont été vaccinées, aussi. J'espère qu'on a pensé aux domestiques philippines...

Je reviens au lieutenant Seton, pour conclure, Réjean. Ceux qui ont permis aux stars du sport de passer devant la file devraient s'inspirer de son héroïsme et de son sens de l'équité. Un simple NON aurait suffi, même pas besoin de sabre...

Savais-tu que c'est grâce à Alexander Seton qu'est né ce principe qui perdure, encore de nos jours, dans les moments tragiques: «Les femmes et les enfants d'abord!»

C'est un principe noble, je trouve. Salement plus noble que»les femmes, les enfants et les Flames de Calgary d'abord» !