En ces jours de Salon du livre, j'ai une pensée pour ces gars et ces filles que je connais, qui sont de la race de ceux qui osent écrire. Il y a Pierre, Jean-François, Cécile, Steve, Patrick, Geneviève, Christian. Quelques-uns seront au Salon du livre. J'espère qu'ils savent où est le stand de Janette Bertrand ; il paraît que c'est une question que se font souvent poser les auteurs présents au Salon...

Ils ne le savent pas, mais je les envie secrètement. Je n'ai pas ce ressort en moi, celui de l'écrivain. Il y a des gens qui admirent les astronautes. Moi, j'admire les écrivains. Peut-être parce que c'est plus dur de plonger en soi que de monter dans une fusée, va savoir...

J'ai aussi une pensée, un frisson plutôt, pour un livre, un foutu livre, dont il faut que je vous parle. Peut-être que quelqu'un, dans l'assistance, pourra m'aider. Ce livre, je ne suis pas capable de le terminer. Un an que je l'ai commencé, ou presque.

Il se déplace de ma table de chevet à ma bibliothèque à mon sac. Il me toise, il me nargue, il me défie.

C'est La route, de Cormac McCarthy.

La route, lauréat du prix Pulitzer 2007, se déroule dans les années après la fin du monde. L'Amérique est dévastée, les survivants rôdent, affamés. Des hordes de cannibales hantent les ruines, à la recherche de chair humaine à bouffer. C'est dans ce monde apocalyptique qu'un père fait l'éducation de son fils, né tout juste après le cataclysme qui a décimé l'humanité.

On est loin de La guerre des Tuques, mettons...

Ils marchent, marchent, marchent, le père et le fils. Frigorifiés et terrifiés, bouffant les miettes qu'ils trouvent dans des maisons abandonnées...

J'ai commencé à lire La route en janvier, sur la recommandation d'un ami jeune papa et libraire qui m'avait averti : «On n'en sort pas indemne.» J'en lis des bouts, je le dépose, j'essaie de l'oublier. Et je recommence le même manège. Je n'arrive pas à arriver au bout de La route. Ses nids-de-poule me terrifient.

***

Les pères ne devraient pas lire La route. On devrait le vendre avec un avertissement, comme les paquets de cigarettes. J'ai longtemps pensé que c'est parce que le spectre de la mort y est trop éblouissant. Et, bien sûr, le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement, comme a dit le grand homme.

C'est un récit insupportable. Un extrait : «Ils dormaient blottis l'un contre l'autre sous leurs couettes fétides dans l'obscurité et le froid. Il serrait le petit contre lui. Si maigre. Mon coeur, disait-il. Mon coeur. Mais il savait que même s'il était un père aimant les choses pouvaient bien être comme elle l'avait dit. Que l'enfant était tout ce qu'il y avait entre lui et la mort.»

J'ai longtemps pensé que c'est la mort, que McCarthy nous force à regarder trop fixement, qui m'effrayait dans ce livre. Mais je crois que c'est plutôt cette vieille peur de pourvoyeur, cette vieille peur de père, celle de ne pas pouvoir subvenir correctement aux besoins de nos enfants, qui me fait peur.

Tu lis La route et tu ne te demandes pas si tu pourrais survivre à la fin du monde. Il n'y a qu'à aller voir le film 2012 pour comprendre que la «vraie» fin du monde ne fera pas de quartier...

Non, tu te demandes si t'es un bon père, là, aujourd'hui, à l'instant précis où tu le lis, pour ton fils. Et si tu pourras encore l'être, demain.

***

C'est ça, ce livre, ce foutu livre. C'est une fable sur la condition de père, dans un monde où tout fout le camp ; dans un monde où la précarité devient la norme ; dans un monde où tu as une paie aujourd'hui mais peut-être pas demain.

J'ai ce vieux chum, un professionnel dans son domaine. Un king. Il n'est pas sûr de garder son job. Et sa plus grande peur, ce n'est pas les 150 parties de golf par année qu'il devra peut-être sacrifier, ce n'est pas le statut qui fichera le camp, ce n'est pas son confort de banlieusard repu...

Non, c'est l'impact que ça aurait sur ses enfants. Sur les sacrifices que le chômage imposerait dans leurs petites vies. Changer de quartier, d'école, annuler les saisons de hockey, tout ça...

Tu lis La route et tu penses à la fin de ton monde, tu fixes beaucoup trop intensément des questions qui font percoler le malaise à la surface lisse de ton quotidien.

Et si je ne pouvais plus mettre du pain sur la table? Et si je ne pouvais plus t'acheter de nouvelles bottes ? Et si nous n'avions plus de lit pour nous blottir, que je te lise La princesse qui ne riait jamais, avant le dodo, bonhomme?

C'est à cause de toutes ces questions, qui renvoient le gars à son statut de protecteur, que La route indispose tant de papas...

Parce que je me demande si je pourrais être un bon père, malgré tout, si je n'avais plus grand-chose dans la vie. Je me demande si je ne perdrais pas la tête et si la vie, qui profite de tout, n'en profiterait pas pour bouffer l'héritier tout rond...

Je n'ai pas le ressort de l'écrivain. Je pense bien avoir celui de père. Mon ami l'a, ce ressort, bien tendu. Pour lui, c'est clair : si la vie gobe son job et son statut, il retournera conduire des camions, comme quand il était jeune. Ou un taxi. Il subviendra aux besoins des petits, à la dure. «Mais les enfants ne vont manquer de rien. Ça, c'est sûr.»

En l'écoutant, mon ami, ce n'est pas à McCarthy que je pensais. C'est à Leonard Cohen, qui a résumé, lui aussi, à sa façon, que l'enfant est tout ce qui se dresse nous et une certaine mort : Love is the only engine of survival. Et il n'y a probablement pas de paroles plus vraies.