C'était en février dernier, à Oka. Les moines trappistes écoulaient leurs derniers jours dans la vieille abbaye avant leur déménagement imminent à Saint-Jean-de-Matha, dans un domaine flambant neuf.

Vous savez peut-être que les moines de l'Ordre cistercien de la stricte observance vivent dans le quasi-silence, en quasi-autarcie, dans la lointaine banlieue de la société moderne.

Disons que le chef de l'endroit, le frère André, père abbé des moines, n'a pas de page Facebook. Et les 28 moines de l'Ordre ne figureront pas, prochainement, dans un lipdub près de chez vous.

C'était donc en février, j'étais à Oka pour un reportage des Francs-tireurs sur cette communauté de religieux hors normes. Je discutais avec le frère André, pas mal plus sociable que je ne l'imaginais, des merveilles technologiques de notre époque. L'internet, l'information, le savoir instantanément accessible à tous...

«Le tumulte du monde vous atteint-il, père abbé?

- Qu'est-ce que tu veux dire?

- Euh, eh bien, de nos jours, avec le Net, on peut tout savoir...»

Le frère André m'a regardé, légèrement amusé. Évidemment, «on peut tout savoir», c'est une façon de parler, une façon de parler à travers son chapeau. En insistant sur chaque syllabe, sans jamais cesser de sourire, cet ami intime de Dieu m'a renvoyé mes certitudes de progrès sur le museau: «Vraiment? s'est-il faussement étonné, on peut tout savoir, de nos jours?»

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La décennie a commencé en toute convergence quand une entreprise relativement jeune, AOL, pionnière du web,

a avalé Time Warner, géant des vieux médias. Une transaction de 160 milliards. Puissant symbole. Pour dominer l'autoroute de l'information - un terme aujourd'hui aussi désuet que le mot «microsillon» -, c'était clair: il fallait être gros. Mieux encore: gigantesque.

On nous disait que l'avenir, c'était justement la convergence, dans le même empire, de plusieurs fournisseurs de contenus.

Dix ans plus tard?

Eh bien, le mariage AOL-Time Warner a été aussi bref, à l'échelle des sociétés cotées en Bourse, que celui de Tiger Woods. Le divorce a été consommé en toute honte. AOL est redevenue une entité autonome, cotée, seule comme une grande, en Bourse.

Et les médias, les gros, saignent et souffrent, c'est épouvantable.

Tirons la première leçon de la décennie techno en faisant l'autopsie de ce tyrannosaure qu'était AOL-Time Warner: les grandes prédictions suintantes de confiance entrepreneuriale, renforcées à grands coups de mots à la mode (convergence, synergie, content is king), étaient dans le champ.

Bien sûr, être gros, être gigantesque a ses avantages concurrentiels. Mais l'innovation n'est pas venue des dinosaures, je le dis en sachant bien que cette tournure de phrase est absurde (c'est voulu, remarquez).

L'innovation est venue - encore - de petites entités malléables, fondées par des ti-culs qui avaient le doigt bien branché sur l'esprit de l'époque. Pas des géants. Les géants, c'est bien connu, servent une moulée facilement comestible qui s'explique facilement par des présentations PowerPoint.

L'innovation est venue principalement de ti-culs qui, à la Bill Gates, travaillaient dans le garage de la maison de leurs parents. J'exagère à peine. Mais les Google, Facebook, PayPal, YouTube ont tous commencé comme des micro-organismes. Pas comme des tyrannosaures.

Notable exception: Apple. Avec iTunes et le iPod, le vieux géant a su passer des ordis à la musique... payante! Payante dans tous les sens du terme : le iPod est un Klondike pour Apple, et iTunes a réussi - grâce au micropaiement - à nous faire payer pour de la musique. Et avec le iPhone, c'est notre rapport aux communications, au temps, à l'organisation de nos vies qu'Apple a changé.

Napster, Palm Pilot, où êtes-vous?

Dans les grandes prédictions du début de la décennie, personne n'avait vu venir l'immense importance de ce sympathique engin de recherche - un parmi d'autres - qu'était Google.

Je laisse à d'autres le soin de documenter les dérives de Google. Je trouve détestable, personnellement, sa capitulation devant les autorités chinoises, qui ont fait de Google un outil de censure du web.

Sauf que Google, en organisant le web, en permettant, oui, de (presque) tout savoir, constitue une véritable révolution pour le savoir humain. Que personne, ou presque, n'avait vue venir en 2000. Son omniprésence dans nos vies en est la preuve la plus lumineuse.

Alta Vista, où es-tu?

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En 2004, Marie-France Bazzo, alors à Radio-Canada, avait organisé un grand concours pour baptiser notre époque branchée, numérique, boulimique d'info. C'était avant Facebook. C'était avant Twitter. C'était avant l'émergence des blogues.

C'était avant que le citoyen «ordinaire» ne devienne éditorialiste en puissance; c'était avant que le citoyen «anonyme» n'ait les moyens de mettre sa vie en scène comme un membre en règle de la colonie artistique.

C'est pourquoi, presque six ans plus tard, on peut mesurer le génie intrinsèque du nom sélectionné pour désigner l'époque: ego.com, trouvaille de Mme Céline Harvey.

Une trouvaille visionnaire. Aujourd'hui, les billets de blogues forment le scénario de NOS vies rêvées; le «statut» Facebook est la manchette de NOTRE dernière heure au bureau; le plus récent «tweet», MA réponse au monde qui m'entoure.

Tout ça, en réseau. En temps réel. Députés, ménagères, plombiers: tous «amis», tous connectés, tous au courant.

Un milliard de niaiseries à la seconde, bien sûr. Mais une prise de parole jamais vue dans l'histoire de l'humanité. Une prise de parole parfois organisée, souvent chaotique, parsemée de bêtises. Mais au final, un contre-pouvoir qui, parfois, parvient à donner des coups de pied dans les jarrets de l'ordre établi.

J'ai dit «parfois»...

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L'autre jour, j'ai fait une entrevue avec une radio de Gatineau. Sujet: les blogues. À la fin, l'animateur m'a demandé si je voulais y aller de quelques prédictions quant au paysage de 2019.

No way! ai-je répondu. Trop, beaucoup trop hasardeux!

En 1999, comme tout le monde, jamais je n'aurais pu décrire à quoi ressemblerait la fin de cette première décennie du XXIe siècle.

J'ai une question pour quiconque se risque à prédire à quoi ressemblera notre environnement en 2019. Elle est bien simple: avez-vous acheté des actions quand, en 2003, Google a fait son entrée en Bourse? Oui, je sais, 85$ l'action, ce n'était pas donné. Surtout que c'était en dollars américains. À l'époque, le billet vert volait sacrément plus haut que le huard.

Alors, en avez-vous acheté?

Non?

Donc, vous ne saviez pas que, cinq ans et demi plus tard, Google serait une sorte de divinité régissant nos vies numériques; le cortex cérébral du web dont une seule action allait valoir 611$US.

Si vous l'aviez su, vous seriez riche.

Si vous l'aviez su, je serais intéressé à entendre ce que vous avez à dire sur 2019.

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Je finis d'écrire ce texte la veille de Noël, à précisément 0 h 37 du matin. Voici l'état des lieux, dans mon monde numérique.

Sur le site du Monde, je sais tout de ce projet d'interdiction de la burqa en France. Sur celui de Der Spiegel, les doutes en Allemagne face à l'entrée éventuelle de la Serbie dans l'Union européenne.

Dans ma messagerie, un courriel de Richard Desjardins, le chanteur, qui m'écrit du Mexique. Sur son blogue, un de mes amis met un lien vers un clip, sur YouTube, d'une fille qui chante une chanson de Noël vulgaire.

Sur Twitter, quelqu'un invite les gens à lire ma chronique de mardi sur la chasse aux BS. L'équivalent, en 2009, de la chronique qu'on découpait jadis pour l'afficher sur son frigo.

Sur YouTube, le clip le plus visionné de l'année est celui de Susan Boyle, une Britannique ordinaire et anonyme au physique ingrat, mais douée pour le chant. Plus de 120 millions de visionnements.

Sur Facebook, je consulte les statuts de mes amis. Fanny Lévesque: «Bon, ben grand-maman, j'arriiiiiive!» Geneviève Borne: «Je vous souhaite un joyeux Noël.» Jean-Philippe Pineault s'est fait demander de prouver son âge à la SAQ. Et il y a 22 réactions à mon statut, «Patrick n'a pas envie d'écrire», mis à jour il y a deux heures...

Je note que j'ai, sur Facebook, en ce 24 décembre 2009, à 0 h 59, exactement 2796 amis. Et 80 en attente de confirmation.

Je note aussi que je ne connais avec certitude, dans la «vraie» vie, le nom d'aucun de mes voisins, dans la rue que j'habite depuis un an et demi.

Le frère André avait raison. On ne peut pas tout savoir, de nos jours.