C'était en février 2008. J'ai passé une semaine à Port-au-Prince, en reportage. Le choc, bien sûr. La pauvreté, évidemment. Mais, aussi, cette énergie absolument hallucinante, qui englobe tout. La vie qui grouille, bruyante, colorée, tapageuse, omniprésente.

Voici quelques flashs qui me reviennent alors que, sur RDI, LCN et CNN, Port-au-Prince agonise.

Oui, les gens sont pauvres. Et ça paraît, comme le nez au milieu du visage. Oui, il y a les bidonvilles, Cité-Soleil. Mais il n'y a pas que ça. Il y a, malgré la pauvreté, tous ces Haïtiens bien habillés, impeccables dans leur pantalon fraîchement repassé, la chemise blanche immaculée bien rentrée dans le pantalon. Ces Haïtiennes à la coquetterie ostentatoire, aux robes roses, orange, jaunes, aux ongles impeccables (les microsalons de beauté pullulent à Port-au-Prince).

 

Pauvres, oui. Dignes, souvent.

Je me souviens d'un pays brisé. C'est ce que j'avais écrit, à l'époque: Haïti est un pays brisé. Sans milieu. On y trouve des légions de pauvres, incontournables. Et une caste de riches qui ne s'embarrasse pas tellement, dans ses VUS Mercedes ou BMW, de cacher sa richesse. Mais le milieu? Pas de milieu. Parti, le milieu.

Par milieu, je parle de cette classe moyenne que des décennies de dictature ont fini par pousser volontairement - mais bien souvent contre son gré - à l'exil. Des profs, des cadres intermédiaires, des comptables, des techniciens. Le milieu, quoi. Le milieu qui a foutu le camp.

Ça fait quoi, le milieu, dans une société? Ça assure une fonction publique compétente, colonne vertébrale des systèmes scolaire, routier, médical qu'on tient pour acquis ici. Ça fait tourner des usines. Ça fait avancer des chantiers.

Sans le milieu, c'est dur de bâtir.

Bâtir? Le concret (des routes, des écoles, des usines) et l'abstrait (l'expertise, la compétence, l'avenir).

Je me souviens d'une discussion avec un homme d'affaires canadien qui allait souvent en Haïti. Nous avions parlé de l'état épouvantable des routes, qui rend le moindre déplacement hasardeux, qui transforme 200 km en périple de six heures.

«Pourquoi ils ne bâtissent pas de routes? m'avait-il rhétoriquement demandé. D'abord, ça prend de la machinerie pour bâtir des routes. Bien souvent, la machinerie, il faut la faire venir de l'étranger.»

Je me souviens aussi de cet amour fou qu'ont les Haïtiens pour leur pays. Le drapeau national flotte partout, et pas seulement sur les bâtiments officiels. Dans les taxis, les boutiques, les marchés, absolument partout. C'est un patriotisme viscéral. Le drapeau est, bien sûr, made in China. Mais la fierté du pays n'est pas faite en toc.

C'est pourtant un pays brisé, qui dépend de l'aide internationale et des 2 milliards de dollars annuels pompés par sa diaspora pour survivre. Qui dépend des Casques bleus pour préserver la capitale d'un chaos permanent. Mais les Haïtiens en sont amoureux fous.

Là-bas, avec l'équipe des Francs tireurs, j'avais suivi l'aventure d'une troupe de jeunes chanteurs et danseurs qui avaient monté un Starmania haïtien. Quelques semaines plus tard, la troupe était venue jouer à la TOHU de Montréal, devant Luc Plamondon. Un soir, dans la maison du meneur de troupe français, j'avais parlé de ce pays, de ce pays beau et brisé, avec quelques jeunes.

J'étais fasciné par cet amour fou que même les jeunes ont pour Haïti, un pays qui n'a essentiellement rien à leur offrir. Une des chanteuses m'avait expliqué, comme un cri du coeur:

«Mais vous voyez comment on survit? Nous sommes fiers de ça: de survivre.»

Je me souviens de ces Haïtiens exilés qui retournaient en Haïti, délaissant le confort du monde industrialisé pour donner un coup de pouce. Les soeurs Rachèle et Laurence Magloire, par exemple - saines et sauves après le séisme -, qui ont mis le cap sur Port-au-Prince après avoir vécu à Montréal.

Un soir, chez elle, Laurence nous avait montré des images d'une tournée qu'elle avait organisée dans la campagne haïtienne pour initier les gens au cinéma. Elle nous avait montré la côte d'Haïti, filmée du ciel. De belles images de terre, de lagons, de verdure. «Ils ne savent pas, avait dit Laurence, que leur pays est beau. On le leur montre.»

Je me souviens que Dieu était partout. Haïti croit au vaudou, mais Jésus ne laisse pas sa place non plus. Il y a ces missions chrétiennes évangéliques partout. Des psaumes, des slogans aussi, qui chantent les louanges de Dieu, celui des chrétiens, partout, dans les tap-tap, sur les autobus, sur les murs de la ville. Sur un camion-citerne qui nous a barré la route (les Haïtiens conduisent comme des gens qui ont hâte de rencontrer saint Pierre): L'AMOUR DE DIEU EST GRAND.

Ça n'a pas empêché la destruction de la cathédrale. Ça n'a pas empêché l'évêque de Port-au-Prince, Serge Miot, de mourir dans l'écroulement de l'évêché.

On parle, depuis que la poussière de ce tremblement de terre maudit est retombée, d'un «plan Marshall» pour Haïti, du nom du célèbre plan américain de reconstruction de l'Europe de l'Ouest après la Seconde Guerre mondiale. C'est peut-être ce dont Haïti a besoin. Et, en cela, peut-être que ce séisme aura du bon, tragiquement.

Le hic, bien sûr, c'est qu'en 1948, au-delà de l'altruisme, les Américains avaient aussi très peur que l'Europe ne tombe aux mains des communistes. Ça explique en partie ces milliards expédiés aux 17 pays bénéficiaires du plan Marshall. Alors qu'Haïti, au plan stratégique, ne «vaut» rien en 2010. Pas de pétrole, pas d'Al-Qaeda, pas de communistes...

Alors je veux bien que tous s'activent aujourd'hui. Est-ce que ça va durer?

Je me souviens d'une autre Québécoise, Michèle Doura, originaire de Drummondville. Nutritionniste, elle travaillait pour Médecins du monde à l'hôpital Sainte-Catherine-de-Labouré, dans Cité-Soleil, le bidonville.

Je lui avais demandé si, à la fin, son action et celle de tous les coopérants dans ce pays brisé et pauvre n'étaient pas qu'une simple goutte d'eau.

«Une goutte d'eau, m'avait répondu Michèle en me tançant presque, c'est important.»

Le pire, c'est que c'est vrai. Même une goutte d'eau, c'est capital, quand t'as soif, quand t'as faim, quand tu souffres.

C'est le Haïti dont je me souviens. Deux ans plus tard, tout est à refaire, à reconstruire. Les gouttes d'eau d'aide ne suffiront pas. C'est d'un tsunami dont Haïti a besoin, un tsunami de fric, de moyens et de logistique. Un tsunami qui serait l'oeuvre de l'Homme. Parce que l'amour de Dieu est peut-être grand, mais ça ne suffit pas: on dirait bien que Dieu a un grief personnel contre Haïti.