Prenez un terrain de soccer. Plantez-y des centaines, non, des milliers d'abris de fortune faits avec des toiles et des draps. Vous avez là un bidonville tout neuf. C'est dans un de ces camps que vivent, depuis deux semaines, des dizaines de milliers de personnes.

Imaginez vivre à 12 dans un espace de cinq ou six mètres carrés : votre mère, votre belle-soeur, son bébé neuf, votre frère, vos enfants. La poussière du terrain de soccer - qui n'était pas gazonné - se répand partout sur le tapis, rescapé des débris d'un immeuble.

C'est dans ça que vit Marcellin Lamour. Une petite case où lui et ses (nombreux) proches se sont réfugiés.

Marcellin a 30 ans. Lui et sa femme ont deux enfants, un garçon de 9 ans et une fille de 6 ans. Il travaillait dans une usine de plastique. Il est sans-abri et chômeur : l'usine est un amas de pierres, comme sa maison.

Alors Marcellin s'est réfugié ici, dans cette case de textile qui flotte au vent. Dans un landau improvisé, un petit bébé, celui de sa belle-soeur, Ima.

«Il y a plus de 18 personnes qui vivent ici», m'informe Marcellin.

Dix-huit ! Et la bouffe, Marcellin? Et l'eau? Et le reste?

«Il n'y a rien. Personne n'est venu nous voir. Ni l'ONU, ni l'État haïtien.»

Dans ce squat de Solino, ils m'ont tous raconté la même chose. Personne n'est venu distribuer du riz, de l'eau, des fèves. On survit avec de l'eau de puits, avec des cochonneries trouvées dans les poubelles. D'autres squats ont reçu des convois d'ONG humanitaires. Pas Solino.

Pourtant, les abords de l'aéroport Toussaint-Louverture débordent de matériel et de nourriture qu'on sort du ventre d'avions gigantesques, venus de partout dans le monde. J'ai visité les entrepôts du Programme alimentaire mondial (PAM) : ils sont pleins. Les épiceries vendent de la bouffe. Les bouis-bouis de bord de route vendent des plats, des légumes, des fruits. Les vendeurs itinérants vendent des poches d'eau.

Ce qui fait cruellement défaut, c'est la distribution de l'aide humanitaire. Ces jours-ci, ici, distribuer des vivres, c'est comme monter l'Everest en gougounes.

Marcellin me présente ses proches. Ils veulent tous me dire leur nom. Ils veulent que je l'écrive dans le journal. Voici : Lucienne, Wendell, Wendia, Darwin, Vianna, Cassandre, Daniel. Et le bébé, qui dormait à petits poings fermés : Julissa...

«Encore quelques semaines, me dit la cousine de Marcellin, Ginette Lecompte, et nous allons tous être malades...»

Il était temps de partir. Marcellin a offert de me ramener à la voiture. Heureusement, car j'errerais encore, de case en case. Je le suivais entre les rideaux, sous les toiles, marchant littéralement dans l'intimité du «foyer» de dizaines de ses voisins. Pardon, madame ; désolé, monsieur...

Rendus à l'auto, nous avons continué à parler. De ses études en comptabilité, qu'il n'a pas terminées, faute de fric. De son job à l'usine de plastique «qui payait à peine assez pour vivre», de sa femme qui a aussi perdu son job.

Je notais tout. C'est tout ce que je peux faire, noter. Puis, écrire. Je peux, me suis-je dit, quand même lui donner, à Marcellin, la barre énergétique qui est dans mon sac à dos. La moindre des choses. Tantôt, avant de partir.

Je notais, je notais, je notais, tête baissée, son histoire.

Marcellin : «Que va faire le Canada pour nous?»

Moi : «Eh bien, ai-je commencé, il y a...»

J'ai levé la tête. Marcellin n'était plus seul devant moi. Ils étaient 10, 20, 30 Haïtiens à écouter. Une foule, autour de l'auto. Des vieux, des femmes, des enfants. Je n'ai pas fini ma phrase...

J'ai su, tout de suite, en les voyant, que cette maudite de barre énergétique, je ne pourrais jamais la donner à Marcellin. En plongeant la main dans mon sac à dos, j'aurais fait des dizaines de jaloux et de mécontents. Et déclenché une bousculade monstre.

Ce sentiment d'impuissance m'a donné la nausée, plus que les odeurs de cadavres. J'ai continué à noter, noter, noter leurs histoires. Dans le ciel, un autre hélico est passé. Je me suis dit que l'enfer sur Terre, c'est ici, c'est maintenant, en cet après-midi surchauffé, à Solino. Sauf que ce n'est pas vrai. Il n'a pas plu depuis deux semaines, à Port-au-Prince. Quand il pleuvra, quand le plancher de ces gens sera un champ de boue, là, ce sera l'enfer.