Vous le savez, j'ai pour les chats un amour déraisonnable. Pour presque tous les animaux, en fait. Oui, oui, les humains compris. Mais les humains sont plus difficiles à aimer, convenez-en. À moins de s'y astreindre par conviction religieuse, ce n'est pas si facile d'aimer les gens, surtout les plus proches.

J'ai eu quelques grands amis, dans ma vie, dont mes fiancées ont été jalouses parce qu'ils étaient souvent plus qu'elles pour moi. Eh bien, même ces amis-là m'ont quelquefois si déçu que, ces quelques fois-là, je me disais: fuck, ce serait mieux un chien.

Je parlais sans savoir parce que je n'avais jamais eu de chien. J'ai eu mon premier chien il y a trois mois, à mon retour de Chine. Une annonce dans la vitrine du magasin général du village. Une petite chienne noir et blanc d'un mois et demi, née d'une mère plus ou moins boxer et d'un papa presque bull-terrier - une vraie petite bâtarde, mais avec beaucoup de terrier dans le nez.

Je ne savais rien des chiens. Je ne savais pas que leurs bébés n'écoutent rien, ne comprennent rien. C'est pourtant écrit dans tous les livres canins, mais je les ai pas lus. Il y aurait d'ailleurs des nuances à apporter là-dessus. Le premier jour, je l'ai mise dans la brouette et l'ai emmenée dans le bois: viens, Bestiole, on va aller voir le terrier de la mouffette. Le nom lui est resté : Bestiole. Le deuxième jour, encore la brouette. Le troisième jour : tu viens dans la brouette, Bestiole? Glapissements de joie, son bout de queue me battait le bas du pantalon.

Elle avait déjà appris que ce mot-là, brouette, signifiait le sentier jusqu'à l'ancienne cabane à sucre, le lit du ruisseau à sec et le talweg moussu qui le borde, les vieilles souches, le terrier heureusement déserté de la mouffette, un chevreuil qui détale...

Que les spécialistes de l'âme canine m'expliquent pourquoi, après trois fois, elle avait compris brouette mais que, après 300 fois à lui répéter sur tous les tons : pas pipi dans le salon, pas pipi dans le salon, elle continuait de pisser dans le salon, dans la cuisine, dans la chambre, dans mon bureau. Et pas seulement pipi.

J'ai compris que j'allais avoir à la dresser, et je me connais, je suis nul là-dedans, demandez à mes enfants.

Je m'en suis débarrassé. J'ai honte du mot, mais c'est ça pareil: je l'ai portée chez des gens qui n'ont même pas de brouette. Dans l'auto, en revenant, ma fiancée retenait ses larmes. Moi pas. Je pensais à toutes ces fois où j'ai hayi mes meilleurs amis en me disant que ce serait tellement mieux un chien.

En tout cas, je sais maintenant pourquoi j'ai pour les chats un amour déraisonnable : parce qu'ils n'ont pas besoin de moi. Quand on n'a pas besoin de moi, je suis pas si pire.

On a un nouveau chat. Un chat sauvage qui ne veut rien savoir de nous, sauf la bouffe qu'on lui laisse sur les marches du perron. Il se sauve comme un fou quand on ouvre la porte. Quand la distance lui paraît sécuritaire, il s'arrête pour voir si on laisse des croquettes sur les marches et il revient les bouffer, toujours aux aguets, prêt à déguerpir, on dirait un chat à la frontière du Liban et de la Syrie.

Ma fiancée lui a fait une cabane pour les grands froids. Une boîte en bois avec deux couches d'isolant rigide, finition au papier pare-vapeur argenté qui donne un air de discothèque au petit refuge. Une grosse ampoule encastrée dans un pot à fleurs apporte la chaleur. Dans les assez grands froids qu'on a eus à la mi-novembre, il faisait 8°C dans sa cabane.

Ici, exactement ici, je sais ce que les lecteurs que ces chroniques animalières exaspèrent s'apprêtent à m'écrire.

Les frustes: avez-vous songé, monsieur le chroniqueur, que pendant ce temps, les sans-abri...

Les darwinistes sociaux : votre pop éthologie donne à penser que, effectivement, l'homme, mais surtout le chroniqueur, se rapproche de plus en plus de la bête.

Il y a quelques années, un lecteur particulièrement exaspéré m'avait envoyé une caricature du magazine Time (ou New Yorker?) qui montrait un chien et son maître. Le chien est couché au pied du maître dans une attitude de totale soumission-adoration ; dans la bulle qui sort de la tête du chien, un seul mot: Food!

Il est bien possible que les animaux domestiques ne soient rien de plus qu'un estomac. On s'en fout. D'ailleurs, l'anthropomorphisme ne vise pas, comme on le croit, à prêter des sentiments aux chats et aux chiens, c'est juste une autre tentative d'en prêter aux humains.

L'autre soir, les coyotes sont encore venus glapir et ricaner au pied de notre galerie. Le coyote ne hurle pas comme le loup, ses jappements s'étranglent au fond de sa gorge en ricanements saccadés : ay! ay! ay! Tandis que ses petits rient carrément d'un rire aigu de sorcière.

Les premières fois, on est impressionné, et puis on comprend qu'ils jouent. Combien sont-ils? Une famille entière, sûrement: papa et maman coyotes, et quatre ou cinq petits.

Ils me suffit d'allumer la lumière de la galerie pour qu'ils se taisent. J'ouvre la porte : pas de course précipitée dans les fourrés. Ils restent là, tapis.

Je m'avance alors en pleine lumière sur la galerie, comme un acteur sur une scène, et je commence à leur déclamer la fin de La mort du loup, de Vigny - enfin, à peu près, ça fait quand même 55 ans que je l'ai apprise:

Nos couteaux se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles

Le clouaient au gazon tout baigné de son sang

Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant

Il nous regarde encore et se recouche

Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche

Et meurt sans jeter un cri... (1)


J'ai salué. Je suis rentré. J'ai éteint la lumière de la galerie. Les coyotes s'en sont retournés vers leur tanière.

C'était beau, hein? a dit papa coyote.

Oui, mais c'est triste, a dit maman coyote. J'aime mieux quand il chante La Belle de Cadix.

Chante-la! ont aussitôt réclamé les enfants. Allez, maman, chante-la!

Quand je les ai entendus, ils avaient déjà atteint le bois, ils reprenaient le refrain ensemble: tchi-ca-tchic Ay! Ay! Ay!

 

***

(1) Ce que Vigny nous dit, là-dedans, c'est : souffre, meurs et ferme ta gueule. À peu près.