Cette semaine, à mon dépanneur de merde, j'ai loué un film de merde que paraît-il 92 millions de Français de merde ont vu aussi.

Ceux qui ne sauraient pas de quoi je parle peuvent rester quand même parce que ce n'est pas du film que je vais parler. Je vais parler de culture. De goût. De désespérance. De la boule que j'ai dans le ventre. Mon titre est un blague, ce ne sera pas une critique de cinéma. Cela fait mille fois que j'aborde ce sujet, et mille fois que je me plante parce que c'est difficile, voilà, c'est extrêmement difficile de parler de ce sujet de merde que je ne sais même pas comment nommer. Culture? Goût? Désespérance? La boule que j'ai dans le ventre?

 

Le film commence sur un air de valse de merde, ou peut-être une rumba, une cha-cha-cha, enfin, une de ces musiques franco-française avec un accordéon. Le générique du début défile sur des panneaux de signalisation routière. Quelle trouvaille. J'ai su d'entrée que ce serait un film plein de trucs. Normalement, je ne serais pas allé plus loin, mais 117 millions de Français ont vu ce film de merde; pourquoi pas moi, qui suis un peu français aussi? C'est mon sujet, donc: 288 millions de Français au cinéma. Et 28 millions de Québécois qui ont vu, y a pas longtemps, un film aussi nul que celui-là qui s'appelait, je crois, La grande séduction.

Quand on y pense, un aveu d'une incroyable impudence: la grande séduction. C'est mon vrai sujet, en fait: la grande séduction. Pas le film. Le film aussi, mais surtout la grande putasserie, la grande question qui préside à toute entreprise culturelle aujourd'hui: quelle merde pourrais-je bien concocter pour séduire 321 millions de Français et 49 millions de Québécois?

Petit rappel avant d'aller plus loin. Je ne suis pas un intellectuel, je n'ai pas les outils critiques pour l'être. Et je ne suis pas un artiste. Mon mince talent d'écriture ne relève pas de la création mais de la technique d'écriture et du dictionnaire des synonymes (incorporé à mon traitement de texte).

Néanmoins, des scénarios comme celui qui a mené à ce film de merde qu'ont vu 458 millions de Français, je pourrais en écrire trois par semaine. Pourquoi je ne le fais pas? Parce que personne ne me le demande et parce que j'aurais honte. Je pourrais aussi écrire toutes le chansons du prochain CD de Daniel Boucher, mais je n'ai pas vraiment le temps: je vais mourir bientôt et je n'ai encore presque rien lu de Proust ni de Yourcenar, et je viens à peine de découvrir Danilo Kis.

C'est un film facile à raconter: un scénariste, un cinéaste, des acteurs du nord de la France, sponsorisés par les chambres de commerce des départements du Nord et du Pas-de-Calais, ont fait un film pour dire que le Nord et le Pas-de-Calais, c'est très bien et que les gens y sont très gentils. Ce qui n'est pas faux.

Ce qui est faux, c'est que, pour servir leur projet, ils ont inventé que le reste de la France se moque du Nord et du Pas-de-Calais. Ça, c'est des conneries. Comme on se moque de tout en France, on ne s'y moque pas plus des Ch'tis que des Bretons ou des Auvergnats. C'est un peu comme les gens de Québec qui s'imaginent qu'on les hayit à Montréal alors qu'on s'en contrecrisse, y existent juste pas. Anyway. Les gens qui ont fait ce film en ont tellement beurré épais dans le cliché et le folklore que leur Nord est devenu aussi imbuvable que la pire des régions de France, et là, c'est vrai: la Côte d'Azur de merde.

Mais ce n'est pas ce dont je voulais parler. Voyez, c'est ça qui est difficile: mettre le doigt sur ce qui va pas dans ce film-là. C'est difficile parce que ce qui ne va pas n'est pas dans le film. C'est à côté. Ce qui ne va pas, ce sont les 526 millions de Français qui l'ont vu.

Alors c'est le succès, votre problème, monsieur le chroniqueur?

Non. Enfin si. Six cent soixante-six millions de Français, c'est beaucoup. Un par un, c'est juste un Français qui va au cinéma le dimanche après-midi, mais 777 millions qui capotent sur un film de merde, cela nous dit la force planétaire de la merde comme divertissement.

Cela nous dit quel rapport de merde les Français ont à la culture, c'est-à-dire au monde, c'est-à-dire aux autres, c'est-à-dire à eux autres mêmes.

Ce n'était pas comme ça avant?

Non. Enfin si. Mais avant, les intellectuels montaient au créneau. Là, ils se contentent d'aller chez Bazzo. Avant, à la petite école, il y avait un prof qui, le lundi matin, demandait: quels sont ceux qui sont allé voir Bienvenue chez les Ch'tis durant le week-end? Quinze mains se levaient. Et vous avez aimé ça? demandait encore le prof. Vouiiiii. P'tits cons, disait le prof. C'était moins pédagogique qu'aujourd'hui, mais ça en fouettait trois ou quatre qui finissaient un jour par lire Debord(1).

Aujourd'hui, faute de maîtres pour leur faire honte, les cons ne doutent plus de rien. L'hebdomadaire Marianne a rapporté il y a deux mois une anecdote qui n'a pas été démentie: Sarkozy, qui sort de la Comédie française, où il vient d'aller voir Juste la fin du monde, de Jean-Luc Lagarce, lance à sa cour en sortant: Ce n'est quand même pas normal qu'on aille à la Comédie française pour s'emmerder! Imaginez Charest disant la même chose en sortant d'une pièce de Lepage.

Charest ne ferait pas ça, mais on a Christine St-Pierre, notre chère ministre de la Culture, qui n'a pas manqué une occasion durant son règne de gommer furieusement la frontière entre marchandise et culture.

L'impudence est partout, tombe de haut, brouille les repères. Je viens d'aller lire ce que mes jeunes collègues ont dit de ce film de merde. Je vous résume: ils se sont bien amusés. À leur âge, même si ce film ne m'avait pas complètement ennuyé, je me serais gardé d'écrire qu'il m'a amusé. À leur âge, la peur de passer pour un con m'a souvent empêcher de l'être.

Avant, manquer de culture rendait circonspect. Aujourd'hui, cela rassemble: 888 millions de Français sont allés voir ce film de merde. Et c'est rien, ça. Maintenant qu'ils ont la recette, ils vont en faire un encore plus merdique. Ils seront 2231 millions.

(1) Guy Debord, La société du spectacle et aussi Contre le cinéma.