Il y a une ou deux semaines, ma collègue Katia Gagnon m'a envoyé le texte qui a été publié dimanche dans La Presse en pages 2 et 3, sous le titre Sortir de la maison hantée, texte coup-de-poing, et pourtant tout en retenue, magnifiquement illustré de ces maisons rouges et noires qui hurlent à l'évidence que l'enfant qui les a dessinées a le coeur barbouillé.

Dans la petite note qui accompagnait son texte, Katia me disait: tu comprends, l'idée c'est de trouver une famille à cet enfant-là, si ça te tente, on ne sera pas trop de deux à en parler.

Je vous résume. L'Escargot est une dépendance, une extension exceptionnelle du centre de jeunesse de la Montérégie. On y accueille une demi-douzaine de très jeunes enfants (de 3 à 6 ans) qui ont vécu l'enfer. On rafistole du mieux qu'on peut leurs ailes toutes brisées et au bout d'un an ou deux, quand ils recommencent à voler un petit peu, on essaie de ne pas les renvoyer dans le système.

Sont trop fragiles pour le système. Trop écorchés pour se retrouver dans un centre d'accueil ou même dans une famille d'accueil traditionnelle. Qu'importe les horreurs qu'ils ont vécues, ce qui a été touché chez ces enfants, c'est la confiance. Le reste marche plutôt bien, la tête est tout allumée, le coeur assoiffé d'amour c'en est à brailler, mais c'est les pieds : ces enfants-là avancent à tout petits pas dans un champ de mines. Tu leur dis avance, avance, c'est correct, y a pas de danger... S'ils savaient le faire, ils te répondraient en te faisant un doigt. Mon cul, oui, j'y vais pas, ça va encore me sauter dans la gueule. Ça leur a sauté dans la gueule si souvent.

Vous savez combien les psys sont observateurs, ils disent que ces enfants-là souffrent d'un trouble de l'attachement. C'est le nom officiel.

Un enfant en trouble d'attachement a besoin d'une famille où il sera le seul enfant, pas quatre ou cinq comme dans une famille d'accueil traditionnelle, encore moins un régiment comme dans un centre d'accueil. Ça lui prend un lien dont il sera certain que c'est pour l'attacher lui, pas le voisin.

L'expression couper le cordon? Eux, c'est le contraire. Il faut renouer leur cordon à une maman et un papa. Et comptez sur lui pour tirer très fort dessus pour vérifier s'il est bien attaché, si c'est solide, ce truc-là, si ça va pas lâcher à la première secousse.

La DPJ a une liste de familles pour ces enfants-là. Paraît que ce n'est pas si compliqué. Une petite blonde de 4 ans toute frisottée qui zozote un peu, ça se place comme ça, en claquant des doigts.

Un gamin de 8 ans, c'est beaucoup, beaucoup moins évident. Les gens préfèrent adopter des petits enfants, c'est encore plus vrai pour des enfants de la DPJ.

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Simon a 8 ans. Il est arrivé à l'Escargot, il y a deux ans, un cas très lourd, je cite Katia : «À son arrivée à l'Escargot, il passait son temps sous la table de la cuisine. Il faisait des crises. Il hurlait. Il crachait comme un petit chat enragé.»

Quand je suis allé le voir l'autre jour à l'Escargot, il s'est assis à côté de moi, dans le salon, pas effrayé ni rien. Je me suis présenté comme un monsieur qui raconte des histoires dans les journaux, veux-tu me raconter une histoire, Simon?

Non. Mais je peux te montrer des photos.

Il est allé chercher un album qu'on a feuilleté. Il y avait une photo de lui avec sa classe à l'école, je lui ai demandé comment ça allait à l'école il m'a dit : ça va trop bien.

Trop, comme s'il n'y croyait pas lui-même. Jusqu'ici, dans sa vie, l'école est sa plus grande réussite. En parlant, je faisais exprès de le toucher, la main sur l'épaule ou je le poussais avec mon coude, c'était pour voir à quelle vitesse il rentrerait dans sa coquille d'escargot, mais non, il n'avait pas peur du tout. Vous me donnez deux jours et ce gamin-là, je lui fais le coup du grand monstre des rutabagas en lui disant que si je t'attrape, je te mange les oreilles, combien on parie qu'il se sauve en riant comme un fou?

Je ne me rappelle plus la couleur de ses yeux, mais c'est pas bleu. Il a les cheveux courts. Parlant de ses oreilles, elles sont un peu grandes, mais il n'a pas l'air pour autant d'un éléphant, il a l'air d'un gamin de 8 ans.

C'est son problème, trop vieux pour l'adoption, trop vieux aussi pour l'Escargot.

Enfant cherche parents.

En 35 ans de chronique, j'ai essayé de vous refiler 12 000 chats, quelques chiens, un perroquet, trois lapins. Un enfant, c'est la première fois.

L'Escargot est une maison comme une autre dans un quartier résidentiel de la Rive-Sud, mais ce n'est pas une ressource comme une autre. Une éducatrice par enfant ou presque, des services extrêmement pointus, on sort de là en se disant que dans leur grand malheur, ces enfants-là ont de la chance de pouvoir compter sur un sanctuaire aussi providentiel, une ressource de pays riche, mais pour une fois que ça sert à quelque chose d'être riche, youpi, on se sent moins pourri comme société riche que d'habitude.

Reste que cette ressource a ses limites et c'est là qu'est rendu Simon, à la limite de la ressource.

Savez comme nous sommes prompts, nous les citoyens, à déplorer à propos de tout et de rien l'absence de volonté politique. Ici, c'est clair, le politique a fait ce qu'il avait à faire. L'institutionnel si souvent dénoncé a fait son job, plutôt magnifiquement, même.

C'est maintenant aux gens de bien de prendre Simon par la main.