En ce temps-là, Theresa Burroughs tenait un salon de beauté à Greensboro. Parlant de beauté, elle-même n'était pas passée loin. Elle irradie de lumière noire sur le fond sépia de cette première photo, qui la montre en 1963, sur la main, à Greensboro, dans une marche pour le droit de vote des Noirs.

Wow! le pétard!

Excuse me?

Je disais, madame, que si je vous avais eue pour voisine à l'époque, moi aussi j'aurais milité pour les droits civiques.

En 1963, Kennedy est assassiné, Lyndon B. Johnson lui succède. Pour ce qui est du vote des Noirs à cette époque, résumons comme ceci: ils avaient en principe le droit de voter mais, dans la Black Belt des États du Sud, ils étaient empêchés de s'inscrire sur les listes électorales. Quand Theresa s'est présentée la première fois au District Attorney pour se faire inscrire, elle s'est fait répondre que les Négresses n'avaient pas le droit de voter. Insister eût été très imprudent, se souvient-elle avec un petit sourire.

Moins de 3% des Noirs de la Black Belt étaient inscrits sur les listes électorales. Dans certains comtés, comme celui de Hale, d'où je vous parle, moins de 1%.

Adelaide Hearns, qui ne figure pas sur la photo, était aussi à cette marche, à laquelle participaient plus de femmes que d'hommes. Les hommes avaient peur de perdre leur travail, dit-elle. Je n'ai pas perdu le mien, j'étais cuisinière à l'hôpital, une bonne job que j'ai gardée 33 ans et demi.

Theresa et Adelaide parlent du racisme à cette époque à Greensboro avec l'innocence et l'absence de recul des enfants : c'était comme ça, c'est tout. On n'en était pas malheureuses, on n'imaginait pas le monde autrement. Une fois, raconte Theresa, je devais avoir 10 ans, un étranger m'a demandé quelque chose dans la rue, je ne me rappelle plus quoi. Je lui ai répondu yes. Il m'a pris la main, a donné une tape dessus, un gentille tape, en me disant écoute bien, petite fille: jamais yes quand c'est un Blanc qui te demande quelque chose. Toujours yes sir. J'ai rapporté la chose à ma mère, elle a dit ben oui, c'est comme ça.

Si ben oui c'était comme ça le racisme, comment, dans la vingtaine, vous êtes-vous retrouvées toutes les deux sur le trottoir à marcher pour le droit de vote des Noirs?

Martin Luther King!

Atlanta n'est pas loin. Au début des années 60, il venait souvent dans notre coin pour activer la lutte pour les droits civiques. C'était notre Dieu, notre héros. Obama, on l'aime bien, on est folles de joie qu'il ait été élu, mais ça n'a rien à voir avec ce que représentait Martin Luther King pour nous. On partait de tellement loin ! Je vous parle du début de tout, je vous parle des Nègres de néantdertal.

J'avais 26 ans, reprend Theresa, quand est arrivée l'affaire Rosa Parks, cette humble couturière de Montgomery qui s'est retrouvée en prison parce qu'elle avait refusé d'aller s'asseoir en arrière dans l'autobus. Montgomery est à 150 km de Greensboro. On n'en aurait jamais entendu parler - et si on en avait entendu parler, on aurait dit : pis ? Ce genre de truc arrivait tous les jours. C'est Martin Luther King qui s'est emparé de l'incident pour en faire le tout début de la lutte pour les droits civiques. King lui-même est né de cette histoire. On peut dire que c'est Rosa Parks qui a accouché de Martin Luther King.

En 1963, sur la première photo, je ne suis plus la gamine à qui on peut donner une tape sur la main. Il y a eu l'affaire Rosa Parks en 1955. Et Luther King est mon héros, mon Dieu. J'aime bien Obama, mais ça n'a rien à voir.

La deuxième photo montre Theresa Burroughs, encore plus belle que sur la première, dans une robe blanche toute simple, en souliers plats. Elle tient à la main un petit sac couvert de fausses perles. Elle pourrait sortir de la messe - je veux dire qu'on voit bien qu'elle n'est pas habillée pour aller faire le coup de poing avec la police. Elle est dans une foule de Noirs eux aussi endimanchés. Prêts pour une autre marche pour le droit de vote. C'est son cousin qui a pris la photo devant le magasin Levy's à Selma, le 7 mars 1965.

Le 7 mars 1965 était un dimanche. On l'a appelé le Bloody Sunday.

Selma est à mi-distance entre Greensboro et Montgomery, la capitale de l'État. Selma est noire à 80%. Assez jolie ville, avec sa grande-rue toujours animée, ses vieux bâtiments de brique rouge. Ils sont 600, ce dimanche-là, à Selma. Ils disent qu'ils vont marcher jusqu'à Montgomery... C'est ce qu'on voit sur cette deuxième photo : Theresa qui s'apprête à marcher jusqu'à Montgomery. Tu serais allée à Montgomery dans cette robe blanche et avec ces souliers plats, et ton petit sac en fausses perles?

Oui.

J'y serais allé aussi. Ton cousin, était-ce vraiment ton cousin ?

Elle sourit.

La troisième photo a été prise on ne sait par qui. Elle appartient à l'Alabama Department of Archives & History. Elle a été prise une heure après la deuxième. Theresa et les marcheurs venaient de passer le pont sur l'Alabama River, au bout de la ville. La police, en l'occurrence des State Troopers, les attendait là. Le shérif leur a annoncé dans son porte-voix qu'ils n'iraient pas plus loin, il leur a ordonné de se disperser.

Il y a eu un flottement. Le meneur de la marche - non, ce n'était pas Martin Luther King - a pris la parole: il n'y a aucune honte à s'en aller maintenant pour ceux qui le veulent. Quelques-uns sont partis. Theresa est restée: Je n'étais plus depuis longtemps la gamine qui dit yes sir. Martin Luther King m'avait appris que le racisme est un chien qui va toujours te courir après si tu tournes les talons. Si tu lui fais face, il s'arrête, il grogne plus fort, devient plus méchant, mais il s'arrête.

La troisième photo a été prise quand le shérif a donné l'ordre aux State Troopers de rentrer dans le tas, ce qu'ils ont fait avec un grand plaisir. Un massacre. Pas de morts, mais beaucoup de sang, des rigoles de sang. Bloody, bloody Sunday.

La troisième photo montre un groupe de flics de dos, une dizaine, ils sont en paquet comme une mêlée de rugby, courbés comme s'ils étaient en train d'arracher des poireaux, mais ils n'arrachent pas des poireaux, ils arrachent la tête des Nègres. Les matraques sont levées, le fer des casques, le cuir des bottes et des holsters, le bois des crosses. On distingue un Noir qui est en train de tomber, c'est le cousin de Theresa.

Theresa est déjà à terre, déjà matraquée. On ne la voit pas. Tout ce qu'on voit, c'est un bras entre les jambes des soldats, et la main qui tient le petit sac de fausses perles.

Une semaine plus tard, le président Lyndon B. Johnson a présenté au Congrès la loi sur le New Voting Rights avec ce commentaire: We shall overcome this country's crippling legacy of bigotry and injustice (Nous surmonterons ce legs paralysant de fanatisme et d'injustice). La loi a été adoptée le 6 août de la même année.

Et la robe blanche, Theresa?

Jetée. Pleine de sang. Theresa tient aujourd'hui dans un des quartiers noirs de Greensboro un minuscule musée-maison, The Safe House Black History Museum, où je l'ai rencontrée.

Le 16 mars, deux semaines après le Bloody Sunday, 25 000 personnes, des Noirs mais beaucoup de Blancs aussi, se sont rassemblées sur le pont de l'Alabama River à Selma. Menées par Martin Luther King, elles sont arrivées à Montgomery devant le State Capitol le 25. Le président LBJ leur avait envoyé la Garde nationale, mais cette fois c'était pour les protéger et leur présenter les armes (ce qui n'a pas empêché le KKK d'enlever une jeune Blanche, Viola Liuzzo, et de la tuer).

S'il n'y avait pas eu de 7 mars 1965 à Selma, qui sait s'il y aurait, demain, un 20 janvier 2009.