Je suis parti tôt ce matin pour Birmingham, la métropole de l'Alabama, où la cérémonie d'investiture devait être retransmise publiquement sur écran géant au Boutwell Auditorium.

Une journée grise et froide. Je n'aime pas conduire et je conduis mal. Je m'abstrais dans une sorte de coma, j'écris ma prochaine chronique en conduisant, je survole les dernières... Cou'donc j'ai juste parlé des Noirs depuis que je suis arrivé en Alabama, des Noirs et de quelques Nègres, mais d'aucun Blanc.

L'Alabama est pourtant blanc à 75%. Et toujours raciste jusqu'aux dents. Ce devrait-être jour de deuil, ici, aujourd'hui. Drapeaux en berne. Et le clairon qui sonne la retraite.

Supposons que dieu soit Noir, s'amusait un jour le sénateur Robert Kennedy (1). Que se passe-t-il si nous arrivons au ciel et qu'on a traité les Noirs toute sa vie comme des êtres inférieurs?

C'est un peu ce qu'a vécu l'Alabama blanc hier. Il a traité toute sa vie les Noirs en Nègres et s'est retrouvé hier avec un Nègre président des États-Unis. J'étais là. Je peux répondre à la question du sénateur, qui se demandait ce qui arriverait : eh bien ! il arrive qu'ils sont tout piteux, mon vieux. Et fort circonspects. Chuchotants. Et furtifs comme s'ils avaient hâte que la journée finisse.

Ils étaient huit Blancs sur 10 000 au Boutwell Auditorium pour assister à la retransmission, dont trois conseillers municipaux qui n'avaient pas eu le choix d'accompagner le maire. Noir, le maire. Mais je vais trop vite.

Au Brick House déjeunait le shérif avec des amis, j'ai osé les déranger. Ils ont été fort polis. Suivraient-ils la cérémonie?

Ils auraient bien aimé, mais non. Qu'est-ce que vous voulez, nous travaillons ! A suivi un petit silence perfide destiné à redonner à la phrase son vrai sens : nous travaillons, nous.

Trouvez-vous, messieurs, que c'est une journée historique?

Absolument, a répondu le shérif. Toutes les journées d'investiture sont des journées historiques. Quand la serveuse m'a apporté mes oeufs et mes hashbrowns, j'ai dit : c'est quand même un grand jour...

Elle m'a répondu en toute innocence : pour nous, c'est nul, on n'a eu personne ce matin.

Les gens sont peut-être déjà devant la télé.

Elle me dit : pensez-vous! Je suis sûre que c'est le froid.

J'ai fini par arriver à Birmingham, qui est affreux, dois-je le préciser? C'est ce qu'il y a de plus désespérant en Amérique, surtout dans le milieu et le Sud : les villes. Deux cent cinquante mille habitants, la bonne mesure pourtant pour faire une petite ville convenable avec des rues pentues qui mèneraient à des place proprettes, comme Angoulême, mettons. Mais non : l'épouvante.

Et c'est pas tout. Dans les années 50, Birmingham a reçu le titre de ville la plus raciste des États-Unis. Aujourd'hui, le maire est noir, mais il reste quand même un petit fond. Statistique révélatrice : les démocrates blancs de la ville (et de tout l'Alabama) ont été sensiblement moins nombreux à voter Obama qu'ils ne l'avaient été à voter Kerry en 2004.

J'ai rencontré Abdulah dans la rue. Je venais de me garer devant chez lui, dans la 22e Rue. Il sortait pour aller au Boutwell. J'allais là aussi. La cinquantaine. Imperméable. Casquette pied-de-poule, un petit côté British. Je travaille ici, m'a-t-il dit quand nous avons passé devant la grande bibliothèque. C'est fermé aujourd'hui pour cause d'investiture.

Vous y faites quoi?

Je reçois les nouveautés, les prépare pour les mettre en circulation.

Je lui ai parlé de la blague de Robert Kennedy : supposons que Dieu soit noir... Non, Obama n'est pas Jésus Christ, m'a-t-il dit. Il n'est pas non plus Martin Luther King. Ni Nelson Mandela. Obama est en devenir. Sans que je saisisse lien - il n'y en avait peut-être pas -, il a ajouté : Avant l'élection, j'étais de ceux qui disaient qu'Obama ne serait pas élu parce qu'il est noir. Je ne peux pas dire maintenant qu'ils l'ont élu parce qu'il est blanc!

Vous connaissez Aimé Césaire? lui ai-demandé. Il ne connaissait pas. Je lui ai dit que c'était un poète qui revendiquait très fort d'être Nègre. Pas Noir. Nègre.

On commençait à être un peu loin d'Obama, mais ça ne me dérangeait pas. Je trouve que ces cérémonies-là, surtout dans leur excès d'ordonnancement, sont trop copiées sur la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques. On l'aura compris, peu importe lesquelles, les cérémonies m'ennuient.

L'auditorium était si bondé qu'on n'y acceptait plus personne. On nous a ventilés dans un immense réfectoire dont on avait enlevé les tables pour mettre des rangées de chaises devant des télés. En attendant le discours d'Obama en direct de Washington, un révérend local est venu nous dire que Dieu avait préparé Obama en secret et que, quand il avait été prêt, il l'avait donné à l'Amérique.

Tu vois, Abdulah, je te l'avais dit, c'est un peu Jésus Christ.

Je suis allé interviewer une infirmière, un groupe de travailleurs de l'acier de Tuscaloosa et un bonhomme amusant. Savez-vous, m'a-t-il informé, qu'on a un chef de police noir en Alabama, près de Tuscaloosa? Vous m'auriez demandé il y a 10 ans : qu'est-ce qui va arriver en premier? Un Noir président des États-Unis ou un Noir chef de police en Alabama? je vous aurais dit un Noir président des États-Unis.

Un autre monsieur, un peu plus loin, m'a présenté son fils. Je vous présente Aaron. Il a 7 ans. Ce sera le second président noir des États-Unis. Aaron, dit au monsieur ce que tu seras plus tard :

Je serai président des États-Unis.

Je suis retourné voir Abdulah à la cafétéria. Obama était au milieu de son discours. Abdulah, mon vieux, si tu pleurais un peu, ça me ferait une bien meilleure chronique.

Il a eu sourire pincé d'intello. Tous pareils, les intellos. Tout dans la tête, rien dans le coeur.

(1) Cité par François Clemenceau, en exergue de sa préface au Discours sur la race, édition bilingue (Grasset)