Dans le bruyant Boutwell Auditorium de Birmingham, je n'ai saisi du discours de M. Obama que des bribes éparses et en avais gardé une impression générale d'austérité, l'impression qu'il s'était surtout appliqué à ne pas donner un show en ces temps si peu réjouissants.

Depuis, j'ai lu et relu ce discours, et je vois bien que j'étais largement passé à côté de l'essentiel. Un grand discours, à classer avec les autres grands discours d'Obama, celui de Boston à la convention démocrate, celui de Philadelphie sur la race, celui de Chicago, avec comme chaque fois ce calibrage précis des mots qui donne au propos toute sa lumineuse rigueur.

Pour le sens général, il me semble évident : la grandeur de l'Amérique, disait Obama mardi, est beaucoup dans sa capacité de se réinventer. Américains, c'est le moment ou jamais de le montrer. Américains, au travail!

Reste que des moments de ce discours m'ont plus personnellement rejoint. Celui-ci, par exemple, modèle de fusion réussie du sens et du rythme de la phrase : une nation ne peut prospérer quand elle ne favorise que les nantis - voilà pour le sens -, cannot prosper / only the prosperous, voilà pour l'allitération qui donne le rythme.

Autre moment: quand il a ajouté dans les qualités que devront montrer les Américains pour faire face à la crise - what is required for us now -, quand il a ajouté à la loyauté, au patriotisme, au sens des responsabilités, à l'honnêteté, quand il a ajouté - je vais finir par le dire - la curiosité, une des forces tranquilles du progrès. Vous imaginez M. Harper, dans une adresse aux Prairies, préciser que la curiosité est une des forces tranquilles du progrès?

J'ai apprécié aussi - on ne s'en étonnera pas - «nous sommes une nation de chrétiens, de musulmans, de juifs, d'hindous, AND non-believer». Thanks God de ne pas nous avoir oubliés, pour une fois.

J'ai aimé enfin, bien sûr, qu'il rappelle qu'il est le fils d'un homme noir à qui on aurait probablement refusé de servir un café il y a 60 ans au restaurant du coin, à deux pas d'où, ce jour même, on le consacrait, lui, le fils de cet homme noir, 44e président des États-Unis.

Bref, si M. Obama montre à faire les choses seulement la moitié du génie qu'il montre à les dire (les saisir, les nommer, les définir), il deviendra assurément le plus grand président de l'histoire des États-Unis. C'est l'espoir que partagent aujourd'hui des millions de gens de par le monde. Et j'en suis, bien sûr.

GROSSE PLUIE - Il y a cependant un moment du discours de M. Obama que j'ai détesté, au tout début quand il a dit: I thank president Bush.

Le remercier de quoi? De sa petitesse? De sa trivialité? De l'Irak? De La Nouvelle-Orléans? Du créationnisme dans les écoles? De la prosperity of the prosperous? De la torture?

Ce que j'aurais dit, moi?

Je l'aurais interpellé amicalement et familièrement: hé, George! Il se serait retourné. Et là, sans le quitter des yeux, je me serais baissé et j'aurais commencé à délacer mon soulier.

Un murmure stupéfait se serait élevé de la foule: il ne va pas faire ça! Je ne l'aurais pas fait, bien sûr. J'aurais dit: ben non, George, c't'une blague. La foule aurait éclaté de rire. Un énorme éclat de rire qui aurait balayé George W. pour toujours, comme ces grosses pluies qui lavent les rues en poussant les cochonneries dans le caniveau.

LITTÉRATURE - J'ai terminé dans l'avion du retour Les rêves de mon père, auquel j'ai fait référence quelquefois durant ce reportage en Alabama. Rappelons que ce livre avait été commandé en 1995 à Obama alors qu'il était devenu le premier président noir de la Harvard Law Review. Dans la préface de la réédition de 2004, Obama nous dit qu'il supprimerait une cinquantaine de pages. Bien d'accord là-dessus. Mais qu'importe quelques longueurs: ce livre reste un formidable récit qui vaut beaucoup plus que la somme des annotations raciales, sociales et familiales de l'auteur.

Cet exemple pris entre cent, cet instantané saisi par Obama à l'occasion d'une promenade dans Nairobi, capitale du Kenya : Une file de femmes massaïs, drapées dans des shukas rouges, la tête rasée, les lobes des oreilles étirés par de lourds bijoux, passaient devant le concessionnaire Mercedes en se rendant au marché... Instantané qui montrait Nairobi dans la collision de ce qu'elle avait été et de ce qu'elle était aujourd'hui.

On lirait ça dans Jim Harrison, bon, c'est son métier. Mais là, c'est le président des États-Unis. Je sais bien qu'il y a eu d'autres présidents écrivains avant lui - Vaclav Havel, Léopold Senghor... Mais c'était il y a quand même un certain temps, à une époque beaucoup moins électronique. Je vous parle d'aujourd'hui. Aux États-Unis. Dans un avion entre Atlanta et Burlington (Vermont) où j'étais le seul passager - j'ai vérifié en allant pisser - LE SEUL À LIRE UN LIVRE, et c'était le président des États-Unis qui l'avait écrit.

Je veux dire que la plus réjouissante nouvelle n'est peut-être pas qu'il soit noir.

LA NORMALITÉ - C'était donc un voyage pour rencontrer les Noirs du Sud. On a beaucoup parlé de comment c'était en Alabama avant 1965, avant que la lutte pour les droits civiques fasse sensiblement changer les choses. Soudain, la personne qui me racontait des horreurs depuis 10 minutes s'arrêtait : écoute, là, on n'était pas malheureux ! C'était normal!

C'est arrivé avec Adelaide, Annie Lee, Teresa, Dayton, Arthur. Le plus grand dénuement auquel s'ajoutait l'humiliante ségrégation, et soudain ce besoin d'introduire une durée, comme si, distendu dans le temps, le malheur devenait normal. Et, de fait, il le devient...

J'ai grandi à la même époque, dans le même genre de pauvreté - sans la ségrégation -, et quand je me surprends à en témoigner, j'éprouve soudain moi aussi le besoin de préciser : écoute, on manquait de tout, mais je n'ai jamais manqué de rien, c'était normal, là.

La normalité : pas d'bonheur, pas d'malheur, dirait Desjardins.

UN GRAND REPORTER LA NUIT - Les derniers jours, j'étais dans un Days Inn à 69$ la nuit près d'un centre commercial où il y avait un McDo qui ferme à 11 h. J'y suis arrivé à 11 h moins trois mardi, après ma chronique. Je ferme, m'a dit le garçon, très évidemment gai. Et noir.

Sois fin, bonhomme, j'ai faim.

Il a levé les yeux au ciel en exagérant son exaspération pour finir par dire: O.K.

Le cheeseburger dans sa boîte de styromousse, les frites à part dans leur sac de papier brun. Combien?

Rien, m'a dit le jeune homme, ma caisse est faite.

J'ai laissé 10$ pareil sur le comptoir. Cool, il a dit.

J'ai mangé le burger, les frites et une banane qui me restait en regardant à HBO un film que j'avais déjà vu : des petits vieux qui font un hold-up, Going in style. Je suis allé lire mes courriels avant de me coucher. Un lecteur sûrement professeur de géographie à la maternelle m'expliquait onctueusement que le pays dont je parlais dans ma chronique était les État-Unis, pas l'Amérique. L'Amérique est un continent. Ainsi le Canada et le Guatemala sont en Amérique, comme les États-Unis.

Je lui ai répondu : je vous remercie de votre commentaire, je vous souhaite une bonne journée.

Toujours dans les courriels, une jeune lectrice me dit qu'il ne faut pas dire Nègre, c'est un vilain mot. Ce sont toujours des jeunes qui me font ce genre d'observation. Ils ont appris ça à l'école. Il n'ont pas appris à lire. Ni à écrire. Ni à réfléchir. Ils ne savent pas qui est Léopold Senghor, ni Aimé Césaire, ni Richard Wright, ni Jim Thompson, ni Danny Laferrière, mais ils savent qu'il ne faut pas dire Nègre, c'est pas beau. J'ai répondu à la jeune fille en copier-coller : je vous remercie de votre commentaire, je vous souhaite une bonne journée.

Allez, vous aussi je vous remercie, je ne sais pas trop de quoi encore, mais je compte sur vous pour trouver.