Je pensais à mes amis l'autre jour comme à une boîte de chocolats, un ou deux au chocolat noir amer, mais la plupart fondants avec quelque chose dedans on ne sait pas toujours quoi, caramel ou praline. Une truffe de temps en temps, tous chocolats de fantaisie, sauf un, un Oh Henry crunchy au beurre de peanut: mon ami Pierre Gobeil qui est mort samedi.

Une amitié de plus 40 ans qui a bien mal commencé, le jour même où je suis entré à La Patrie. On s'est engueulés. Il venait d'apprendre que je serais payé plus cher que lui. Il s'en allait faire une entrevue avec Stan Mikita des Blacks Hawks de Chicago. Il m'a dit ben tiens, puisque t'es si bon, vas-y donc.

Je parle pas beaucoup anglais.

Parles-y chinois!

Je n'avais pas d'expérience, mais lui non plus. Il avait été chauffeur de taxi, aide-arpenteur, maître de cérémonie au Casa Loma où il chantait parfois sous le nom de Pierre Belafonte. Pierre Belafonte! On était faits pour ne jamais se parler. C'est drôle la vie, on est devenus amis. On l'est restés plus de 40 ans sans s'engueuler une autre fois que cette fois-là.

M'a tout montré de Montréal. Les barbotes de l'avenue du Mont-Royal où il allait jouer aux dés. Ces dames de Verdun dont il refilait le numéro de téléphone aux Delvecchio, Mikita et autres gloires de l'époque. M'a traîné un million de fois dans les coulisses du centre Paul-Sauvé où se préparaient les prochains galas de boxe. C'est lui qui m'a emmené manger mon premier smoke meat chez Schwartz. Et quand je me suis mis à couvrir le Canadien et à foutre le bordel, c'est lui qui m'a placé sous la protection du son ami Henri Richard.

Pierre, c'était un ami pour parler des nuits entières de vélo et de boxe, mais c'était pas un ami avec une grande épaule pour pleurer dessus. T'es trop compliqué, qu'il me disait quand j'arrivais barbouillé. C'est pas de même que ça marche. Il m'a expliqué souvent comment «ça marche». Le pouvoir. L'argent. Les femmes. La vie. Tu fonces, pis c'est tout. Pis c'est tout, mon cul. Ce qu'il disait pas, c'est qu'il passait toujours par la ruelle. Pierre était un authentique chat de ruelle, toujours à pisser partout pour marquer son territoire.

C'était un boss exceptionnel, une autorité naturelle, il appuyait jamais. J'ai vécu la scène des dizaines de fois: on est sept ou huit, on vient de décider d'aller manger de l'italien, Gobeil sort de son bureau: on va manger du chinois, les boys? Et on allait tous manger du chinois. Mieux: on était tous contents d'aller manger du chinois.

On a partagé des grandes passions, Martine, Raymonde, Laura, Gabrielle, Irène, Thérèse, Yolande, Yvonne, Antoinette, Adélaïde. Je déconne, bon. C'est pour le faire rire là-haut. Nos grandes passions communes ont été le vélo et la boxe. Il a même eu une équipe cycliste. Je ne vous dis pas à quoi elle marchait. Il s'est même entraîné comme un pro pour participer à l'Omnium Corneli, sauf qu'il s'est planté au départ. On a partagé aussi la boxe. Une fois, à New York, on sort d'une conférence de presse, Muhammad Ali débarque au même moment d'une limousine. Gobeil se précipite sur lui. Il l'a déjà rencontré deux ou trois fois, Ali ne le reconnaît pas, bien sûr. Fait rien. Pierre lui met la main sur l'épaule et lui dit le plus sérieusement du monde: tu connais Pierre Foglia! Ali me regarde et dit: Non!

J'ai pas partagé les taureaux. À un moment donné, Pierre est devenu fou de tauromachie. Il voulait m'emmener aux grandes corridas à Nîmes, à Arles, je ne sais plus où... Il y est allé seul et il s'est fait chier, mais chier. On n'a plus jamais entendu parler des taureaux. Il s'est acheté un chien. Un caniche.

Vous ne trouverez pas sur toute la planète deux êtres plus dissemblables que lui et moi. Pourtant, les gens nous confondaient souvent. Pierre en riait encore tout récemment. La dernière fois que je suis allé en prison (en reportage) un détenu m'interpelle: salut Pierre! Chaleureuse poignée de main...

On se connaît?

Ben oui, c'est moi, Frank!

Frank?

Frank Cotroni, arrête de niaiser, t'es Pierre Gobeil?

Vous ne trouverez pas sur la planète deux êtres plus dissemblables que Pierre et moi, pourtant nos dissemblances s'emboîtaient si bien les unes dans les autres que lui, comme moi, nous étions persuadés, lorsque nous étions ensemble, d'être en présence de notre partie manquante.

Quand il est revenu de Floride, le printemps dernier - la Floride! tu serais pas capable, il me disait, et ça le rendait presque fier, il s'en vantait auprès de ses autres amis: Foglia là, la Floride il serait pas capable! - quand il est revenu de Floride le printemps dernier, disais-je, les médecins lui ont dit que trois ou quatre cancers étaient en train de le tuer, qu'est-ce qu'on fait, monsieur Gobeil?

On ne fait rien, les amis, ça va aller comme ça. Arrangez-vous juste pour que je ne souffre pas. Et que ça ne traîne pas trop vers la fin.

C'est exactement comme ça que ça s'est passé.

À partir de là, on s'est vu plus régulièrement. Il s'est mis à m'entourer d'attention, à me traiter avec une délicatesse si inhabituelle dans nos rapports que je lui en ai fait l'observation un midi qu'on dînait chez Plumet : Pierre, tu me ménages comme si c'est moi qui allais mourir...

C'est pas toi qui vas mourir, mais c'est toi qui as peur de la mort, c'est pour ça que je te ménage, que je fais attention de ne pas trop te faire freaker. Cette fois-là, j'ai pleuré dans l'auto en revenant.

Il a pris grand soin de tout son monde, sa femme, ses filles, ses amis. Il a tout bien mis en ordre avant de s'en aller, comme un grand garçon. Nos amis ne meurent pas pour rien. Ils meurent pour nous apprendre à mourir.

C'est le deuxième qui me dit comment faire. Ça va, ça va, les boys, j'ai compris.

Salut Pierre.