Reprenons. Sauf les Anglais pour des raisons coloniales, l'Occident ne s'est jamais intéressé à l'Afghanistan et à ses guerres tribales. Quand l'Occident commence à s'intéresser à l'Afghanistan au début des années 80, ce n'est pas pour l'Afghanistan, c'est pour faire chier les Russes qui occupent le pays. Les Américains vont s'acoquiner entre autres avec les fous furieux religieux qui vont devenir les grands amis d'un certain ben Laden, en les armant et en les finançant.

Avec l'aide des Américains en sous-main, les Russes sont chassés en 89. Les fous furieux devenus talibans prennent le pouvoir après une épouvantable guerre civile (1992-1996), et instaurent un régime islamique de grande terreur. Que fait l'Occident entre 1992 et 2001 pour empêcher cela? Rien. Nada. Sweet nothing. S'en contre-crisse. La démocratie? De quoi parlez-vous?

Arrive le 11 septembre 2001, les avions dans les tours du World Trade Center et sur le Pentagone, attentats commandités par un certain ben Laden et son ami le mollah Omar. Un mois plus tard, début des frappes américaines sur l'Afghanistan. La guerre juste. Tout le monde, ou presque, était d'accord avec cette intervention-là. Guerre juste, surtout en pensant à celle en Irak qui ne l'était pas.

Chassés du pouvoir, les talibans se replient dans les montagnes à la frontière du Pakistan d'où ils organisent la résistance.

Guerre juste ou pas, cela fait sept ans et demi qu'elle dure. De plus en plus d'observateurs, d'analystes de la question afghane, d'historiens, d'ethnologues, de journalistes de terrain, d'éditorialistes, de chroniqueurs, répètent que les Américains et leurs alliés de l'OTAN ne gagneront pas cette guerre sur le terrain parce qu'une guerre comme ça ne se gagne pas sur le terrain.

Une guerre comme ça?

Supposons que vous ayez des punaises chez vous. Vous faites venir des exterminateurs. Ils arrivent à cinq ou six, envahissent votre maison, shootent leurs trucs partout, gros chantier, gros dégâts, mais bon, il faut ce qu'il faut.

Le lendemain, les exterminateurs sont toujours là et deux jours après aussi. Ils vous expliquent que les punaises c'est bien maudit : elles reviennent tout le temps. Ils restent pour vous protéger. Ils vont s'installer avec leur barda sur le toit et dans la chambre d'ami. On ne vous dérangera pas, promettent-ils, faites comme si on n'était pas là.

La vie reprend avec ces étrangers dans votre maison. Sont pas méchants. Vous veulent du bien. Ils vous veulent, notamment, la démocratie. La démocratie, la démocratie, répètent-ils tout le temps. Rappelez-vous, ils sont venus chasser les punaises. Ils ont des fusils pour tirer la punaise. Mais au fond, leur but, c'est la démocratie. Ils ne vous ont pas demandé votre avis ; comment pourriez-vous ne pas vouloir la démocratie, cette culture commune à tous les pays développés (développés et capitalistes bien évidemment, vous ne l'avez peut-être pas encore remarqué, mais la démocratie est toujours livrée avec son mode de production)?

Sept ans plus tard, une question vous turlupine : et si la démocratie était un concept purement occidental? Et s'il était plus naturel d'être démocrate quand on est norvégien que quand on est pachtoune? Vous ne voulez plus de punaises. Ça, c'est sûr. Mais voulez-vous la démocratie?

Je reprends. Les gens que vous avez appelés il y a sept ans et demi pour exterminer une invasion de punaises sont toujours là. Les punaises aussi. Elles ne sont plus au pouvoir - c'est un grand soulagement. Mais sont toujours aussi présentes dans le décor - c'est une grande inquiétude.

C'est ce que je voulais dire par «une guerre comme ça».

Plutôt que la parabole de la punaise, j'aurais pu emprunter celle du loup à ce colonel de l'armée soviétique (1) : en Afghanistan, on cherchait des loups dans une vaste forêt, on a foutu le feu à la forêt et on est morts dans notre propre incendie.

Plus le temps passe, plus la forêt (le milieu) devient hostile. Plus les gens qui vous font des sourires le jour hébergent des talibans la nuit ; soit qu'ils n'aient pas le choix, soit qu'ils ne savent plus ce qui est pire : le loup ou le chasseur? Le loup, du moins, est leur cousin.

Plus le temps passe, plus des enfants trouvent des engins explosifs en jouant. L'autre jour, trois enfants ont été tués. Les villageois se sont rassemblés pour scander «Mort aux Canadiens». Ce n'est pas nous, se sont défendus les militaires canadiens, probablement avec raison. Les villageois ont tout de même scandé, spontanément : «Mort aux Canadiens.»

On ne gagne pas ces guerres-là. Nous sommes nombreux à le dire depuis 2001. Que nous répond-on? On nous répond taisez-vous. Vous êtes indécents. Nos soldats meurent là-bas.

Effectivement. Il en mourait encore mardi dernier. Trois qui ont sauté sur une mine. Plus deux blessés. One ne gagne pas ces guerres-là.

M. Stephen Harper l'a reconnu mardi. Sous réserve qu'il ne se rétracte pas, je le félicite. Sous réserve qu'il ne nous dise pas une connerie du genre : je voulais dire que nous ne gagnerons pas cette guerre sur le terrain mais que nous resterons tant que l'armée afghane ne sera pas prête à la gagner pour nous. Sous cette réserve, je félicite chaudement M. Harper.

Mais alors, ces trois soldats, mardi, seraient morts pour rien?

Ils sont morts parce qu'ils étaient soldats. C'est un risque du métier de soldat. Au Canada on est soldat par choix. Ceux qui meurent pour rien à la guerre, ce sont les conscrits, les civils dans leur maison bombardée par erreur, les enfants qui trouvent les mines qu'ont posées les soldats.

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(1) Colonel Viktor Baranets, ancien porte-parole de l'Armée rouge, cité par l'hebdomadaire français Le Point, numéro 1521.