L'autre jour, j'ai écrit une chronique sur le décrochage - c'était le même titre: «Le décrochage». J'ai reçu des millions de courriels comme chaque fois qu'il est question d'éducation. Beaucoup de profs qui me font promettre l'anonymat. Si vous saviez! me disent-ils. Si vous saviez! Ceux-là avaient mis des zéros à des copies nulles et même blanches, on les a obligés - sous la menace de sanctions administratives - à changer ces zéros pour des NE - Non évalué! Ou encore celle-là qui s'est fait dire qu'il ne fallait plus écrire E (échec) dans le bulletin.

Que dois-je écrire alors? À l'avenir vous écrirez: RR. Ce qui signifie? Réussite reportée!

Vous riez, m'écrit-elle dans son courriel, pas moi.

Et encore cet employé d'une multinationale qui a investi 105 000$ en 2007 et en 2008 dans un programme contre le décrochage dans une école de l'Est où le taux dépasse les 50%, et qui n'en peut plus des faux-fuyants du «plan-cadre de persévérance» et du charabia des conseillers pédagogiques.

 

Bref, je reviens sur le sujet. Trois angles différents, trois lettres dont j'ai masqué les signatures.

Qu'avez-vous tous à vous imaginer que le décrochage scolaire augmente? Il était bien plus élevé dans votre temps... Juste comme j'allais effacer cette ineptie, la phrase suivante m'a titillé... la différence c'est que dans votre temps, un décrocheur ça s'appelait un ouvrier, ajoute plaisamment mon correspondant.

Tout le contraire, monsieur.

Je l'ai déjà raconté, je suis journaliste - ou presque - par accident technologique. Je viens du «professionnel». Je suis entré à 13 ans dans un centre d'apprentissage pour y apprendre un métier. J'y ai fait trois ans. Dans ce centre d'apprentissage, on formait des mécaniciens, des menuisiers, des peintres en bâtiment, des plombiers, des typographes, même des selliers-bourreliers (qui travaillaient le cuir). Rigoureuses études à mi-temps, ateliers pour l'autre moitié du temps, l'humeur n'était pas du tout au décrochage. Ce furent-là mes seules études, et mon seul diplôme dans la vie: un CAP - certificat d'aptitude professionnelle. Je n'en ai aucune honte, ce qui n'exclut pas le regret de n'avoir pas fait d'études supérieures.

Pourrait-on suivre le même parcours aujourd'hui? Pourquoi ai-je l'impression que devenir un ouvrier, aujourd'hui, n'est plus une option, juste un pis-aller?

Tout le monde y veut aller à l'université. Tout le monde y veut être docteur, avocat, professeur, cinéaste, à la rigueur policier. Personne y veut être coiffeuse, ou préposé aux bénéficiaires, cuisinier dans une cantine.

On a parfois l'impression que pour devenir électricien, il faut d'abord décrocher et après quelque mois (ou années) d'errance, se dire bon, faudrait quand même que je fasse quelque chose, pourquoi pas apprendre un métier, pourquoi pas l'électricité?

Je reviens à mon correspondant qui est docteur en quelque chose, il ne m'étonnerait pas que ce soit en pédagogie. N'avez-vous pas remarqué comment le discours sur le décrochage commence à ressembler à de l'intégrisme. Il y a eux, les décrocheurs, et il y a nous, les instruits. Ils sont les hérétiques des temps modernes.

Je ne sais pas si ce sont des hérétiques, monsieur, ou des victimes et je m'en crisse. Il n'en tiendrait qu'à nous qu'ils soient instruits. Des peintres en bâtiment, des mécaniciens, des plombiers, des coiffeuses, des ouvriers agricoles, des réparateurs de fournaises instruits, cela n'est pas du tout impossible, je le sais puisque cela m'est arrivé.

Et cela devrait être l'objectif numéro un de l'école plutôt que de former d'autres docteurs en pédagogie de merde. Le docteur en pédagogie pullule, comme le chroniqueur d'ailleurs, mais essayez donc de trouver un menuisier pour refaire vos armoires de cuisine ou le plancher du salon.

J'ai été un décrocheur. Ma mère, au désespoir, me traîne devant l'orienteur. Peut-il reprendre sa dixième année? L'orienteur lui a ri au nez. Il a dit que je ne pourrais même pas être menuisier. Alors quoi? a demandé ma mère. Journalier, a dit l'orienteur.

J'ai 49 ans. Ingénieur civil. J'ai fait Poly. Aujourd'hui cadre supérieur responsable de l'international dans une très grande entreprise. Je parle allemand, italien, français, anglais. Voilà, c'est mon histoire. Si elle peut aider quelques décrocheurs à... raccrocher, j'ajouterai que seuls ma femme et quelques amis savent que je n'ai pas terminé mon secondaire.

Votre histoire aidera peut-être des décrocheurs à raccrocher - j'en doute quand même un peu - ce que j'y trouve, moi, d'exemplaire c'est l'orienteur: même pas menuisier, MÊME PAS! Dans ce mépris de la menuiserie, l'outrecuidance d'une société qui croit racheter son insondable inculture en envoyant ses enfants à l'université.

Dans votre chronique sur le décrochage, vous parlez de la nullité de ces parents qui n'arrivent pas à fixer des règles à la maison et à les faire respecter. Je crois être un de ces parents. Je suis le père d'un ado de 18 ans. Je suis prof de statistiques dans une université, pouvez vérifier mais ne publiez pas mon nom.

Mon fils rentre de l'école furieux, j'ignore pourquoi. Il bardasse, et il bardasse et il bardasse. Je lui demande de se calmer. Il crisse son poing dans le mur et défonce le gyproc.

OK, pas de char cette semaine.

Va chier!

OK, pas de char pour tout le mois.

Fin de l'épisode. Dans les heures qui suivent, il pique du fric dans le sac de sa mère pour aller faire la foire avec les copains. Je supprime son allocation hebdomadaire pour rembourser le vol.

Explication tumultueuse. J'essaie de le raisonner. Je lui propose qu'on efface tout et qu'on recommence, sauf la dette, il faudra qu'il rembourse. Y pète un câble. Y m'explose les lunettes et la cloison nasale d'un coup de poing.

J'appelle la police.

Les jours suivants, il décide que le lycée c'est fini. Je relis votre chronique celle où vous dites: tu vas à l'école Chose, as-tu compris? Tu-vas-à-l'é-cole. Je le lui dis exactement comme ça. Il me projette dans le mur d'une très violente poussée (il est plus grand et plus lourd que moi). Je rappelle la police. Et je vous écris: je fais quoi maintenant?