Je lisais le journal à la table de la cuisine, j'ai laissé échapper un soupir: Ah bon, Susan Boyle est devenue folle? Par-dessus ses lunettes, ma fiancée a eu cette question muette: mais comment as-tu fait pour devenir journaliste?

Je te l'ai dit tant de fois, chérie : je ne l'ai pas fait exprès. Outre que mon ignorance de l'actualité ne m'empêche pas de savoir plein de choses. Tiens, par exemple, demande-moi qui a tué Susan Boyle.

Qui a tué Susan Boyle?

Très bonne question. Je te remercie de me la poser. Ça devrait me faire une honnête chronique. Je m'y mets à l'instant.

Susan Boyle. Quarante-huit ans. Célibataire. Laide à l'évidence, comme Sartre l'écrit (dans Les mots): «mon évidente laideur». Sauf que Sartre, en plus, nasillait. Susan Boyle, elle, a une belle voix. Belle comment, cette voix? Disons d'autant plus belle que la bouche d'où elle sort est laide.

Après on apprendra qu'elle a un chat qui s'appelle Galet (Pebbles), qu'elle est vierge, qu'elle n'a pas d'amis et plein d'autres trucs inutiles, mais quand elle débarque sur le plateau du Star Académie des British, Susan Boyle c'est ça: une presque quinquagénaire très laide qui chante bien.

Que se passe-t-il à cette première audition?

Ici nos routes se séparent.

Votre version. Elle n'a pas plus tôt ouvert la bouche: I dreamed a dream... que la beauté de sa voix transcendant son aspect général, le vilain petit canard devient rossignol. C'est votre version: Susan Boyle est devenue Susan Boyle en 10 secondes par la magie de sa voix, répercutée bien sûr sur YouTube où elle sera entendue 12 milliards de fois.

Ma version. Le ressort qui a fait lever l'histoire de Susan Boyle n'est pas affaire de chant. Ni de transcendance. Rien à voir avec le fait que la laideur est un révélateur de beauté plus que la beauté elle-même. Ou avec le fait que la laideur a du charme. On ne parle pas ici de Barbra Streisand. On parle de la matante absolue, prognathe et plus souvent représentée, en cet état de délabrement, sur les planches qui montrent le passage de l'homme de Neandertal à l'homo sapiens que dans Vogue.

Le ressort, alors? C'est Rocky, le ressort de cette histoire. Le petit qui plante le puissant. Le laid qui plante le beau. Le veau marin qui plante la poupoune. Le ressort, c'est la revanche du peuple. L'histoire n'est pas qu'elle chante bien, ni qu'elle est laide, mais que dans cette première audition, elle envoie au tapis les trois juges ricaneux qui attendaient d'elle une voix de rogomme, de marchande de poisson à la criée. Toute l'histoire tient dans cette attente d'une catastrophe.

On reprend. Susan Boyle attaque sa toune: I dreamed a dream... la caméra se tourne aussitôt vers les trois juges, particulièrement vers la poupoune-juge, canon de beauté comme l'autre est canon de laideur. La poupoune-juge est déjà en état de stupéfaction: hein! quoi! il y avait donc une perle dans ce tas de marde! Con-fon-due, la poupoune. Et les deux autres pareils. Ils n'en reviennent pas. S'ils s'attendaient à cette voix! Non mais c'est incroyable! Beaux joueurs, ils sont tout admiration, et leurs mimiques disent assez ce que vous allez tous finir par répéter sur l'air des lampions - vous aimez tellement ce genre de morale servie en tranches: ah ah, il ne faut jamais se fier aux apparences.

Comme vous avez raison, madame. Ce que je comprends moins, c'est que, justement, vous n'imaginez pas comme vous vous êtes laissée prendre par les apparences.

Si, avant quelle chante, les juges avaient dit simplement à Susan Boyle: on nous a prévenus que vous aviez une voix exceptionnelle, nous sommes curieux et impatients de vous entendre, allez-y madame, il n'y aurait pas eu de Susan Boyle. Sans la stupéfaction des juges qui a fondé, qui a amorcé la vôtre, il n'y aurait pas eu de Susan Boyle. Il y aurait eu une femme laide qui chante bien. Les gens auraient dit ce que disent les habitués des karaokés où elle s'est si souvent exécutée: elle chante bien, dommage qu'elle soit si laide. On n'aurait pas fait le tour de la planète avec ça.

Les juges savaient. On les avait préparés. On leur avait dit: on vous envoie un veau, mais elle chante en crisse. Pas besoin d'ajouter: c'est du bonbon. Ce sont gens de télé. Ils ont fait ce qu'il fallait. Ils ont choisi de se laisser déculotter par le monstre. Ils savaient que cela vous ferait tellement plaisir. Ils ont voulu être les ahuris de la farce, ils savaient que leur ahurissement fonderait le vôtre. Ils savaient qu'ils allaient faire un sacré bout de chemin sur cet ahurissement planétaire. Bref, cette bonne histoire, il n'en tenaient qu'à eux de la «stager» pour qu'elle devienne mille fois meilleure. Mission accomplie.

Alors qui a tué Susan Boyle?

Tout le monde a tué Susan Boyle. La télé qui fabrique des monstres et les gonfle à les faire exploser. Et vous aussi. Vous et votre insatiable besoin de contes de fées. Rien de bien grave pourtant. Ce n'est pas la vraie Susan Boyle que vous avez tuée. Seulement sa marionnette. La vraie se remettra de son dérangement. Son chat Galet l'y aidera. C'est d'ailleurs dans un proverbe anglais que j'aime beaucoup - voyez, moi aussi, j'aime les petites vérités en tranches: you're nobody until you've been ignored by a cat.