Je viens de la typographie, on le sait. En ce temps-là - il y quelque 50 ans - tout ce qui s'imprimait, journaux, livres, affiches, cartes de visites, registres de banque, était composé à la main ou mécaniquement, mais composé de caractères qui avaient une existence réelle en trois dimensions. Le E, le A, la virgule, même l'espace entre les mots, avaient un corps, un relief, un poids, une odeur (de plomb), même une chaleur quand ils venaient de tomber des moules des linos ou des monotypes.

Il s'est passé cinq siècles entre Gutenberg et l'apparition de la photocomposition qui devait apporter plus de changement en 15 ans que ces cinq siècles.

J'ai acheté mon premier ordi dans les petites annonces de La Presse, un PowerBook 100 presque neuf. On ne parlait pas encore du web qui n'existait pas. On parlait, grosso modo, d'une formidable machine à écrire avec une mémoire. J'ai passé des journées hallucinées à en explorer les incroyables options techniques, comme typographe j'étais sidéré, j'appelais ma fiancée toutes les cinq minutes: viens voir! D'un clic je grossissais le corps du texte, le rapetissais, faisais apparaître des soulignés, des italiques, des gras, des lettrines pour enjoliver, je m'amusais même à faire surgir des tildes espagnols. Ben quoi? disait-elle.

Laisse-moi te raconter: la dernière très grande imprimerie où j'ai travaillé, un immeuble de la rue Saint-Benoît à Paris (il y a un hôtel à cet endroit aujourd'hui), comprenait trois étages, des milliers de casses pleines de caractères en plomb, une vingtaine de linotypes, plus de 80 typographes s'activaient jour et nuit dans cette imprimerie... Eh bien, dans ce petit ordi de seconde main que je viens d'acheter, dans cette plate galette de bakélite de onze pouces sur huit et demi de large, dans cette boîte à peine plus grande qu'un livre, entre, ENTRE! toute l'imprimerie de la rue Saint-Benoit, ses trois étages, ses 80 typographes, ses milliards de caractères.

Je suis devenu journaliste pour cela, parce que l'imprimerie où je travaillais, en entrant toute entière dans mon petit ordinateur avait fait disparaître, jusqu'à son souvenir, mon métier, la typographie.

Dois-je comprendre de la crise qui frappe les grands quotidiens ici comme en Europe, comme aux États-Unis, dois-je comprendre que c'est maintenant la salle de rédaction et le journal tout entier qu'on essaie de faire entrer dans mon ordi?

L'autre jour, un lecteur, amateur de vélo, me prenait à partie parce qu'il ne trouvait pas dans la page des résultats sportifs de mon journal le classement d'une étape du Tour d'Italie. Je me suis surpris à lui répondre: fais donc comme moi, va sur le Net; les résultats tombent en temps réels, tu peux même voir les coureurs quand ils franchissent la ligne. Cela m'a fait réaliser que je ne lis plus, depuis belle lurette, les résultats sportifs dans mon journal. C'était pourtant la première page à laquelle j'allais jadis, mon premier souci: qui a gagné, qui a perdu, est-ce que le Canadien joue ce soir et contre qui. J'imagine que d'autres font la même chose pour les cotes de la bourse.

Inquiet? Vous voulez dire inquiet de ce que La Presse pourrait disparaître? Je n'y crois pas. Mais d'un autre côté, quand je travaillais dans cette imprimerie de trois étages de la rue Saint-Benoît, si quelqu'un m'avait dit qu'elle tiendrait un jour tout entière dans une petite boîte de bakélite, j'aurais crié au fou.

Inquiet? On sera fixé dans quelques mois. En attendant, mettons les choses au mieux. Ce n'est pas forcément rêver d'envisager le mieux: on a vu survenir récemment, à La Presse, des ententes majeures que je n'imaginais pas possibles au départ. Mettons donc les choses au mieux.

Il me restera toujours une inquiétude, philosophique celle-là, qui ne porte pas sur l'avenir des journaux, ni sur l'avenir de l'information; elle porte, cette inquiétude, je sens que vous allez me trouver futile, sur l'avenir non pas du texte, mais de la lecture.

Qui va savoir encore lire dans 50 ans?

Je le sens à travers cette chronique depuis quelques années déjà: vous ne lisez plus qu'utile. Quand je vous donne à penser - n'exagérons rien: quand j'avance une opinion, quand je commente l'actualité, bref quand j'écris utile de votre point de vue -, vous êtes là, nombreux à réagir. Mais que je vous donne seulement à lire, et vous voilà aussitôt circonspects. Que je vous donne un texte et vous êtes là à le retourner comme un objet tombé de la lune...

Le web est en train d'emporter ce qu'il vous restait de capacité à lire, pas seulement en profondeur (1) mais pire, en limitant votre rapport au langage dans ce qu'il a de «pratique» pour communiquer.

Bouclons la boucle. J'avais 14 ans et demi, pensionnaire dans ce centre d'apprentissage où j'apprenais la typographie. La nuit parfois, j'allais lire dans les toilettes; un pion me débusquait, confisquait mon livre; j'avais rendez-vous le lendemain chez le proviseur qui lisait le titre en détachant exagérément les mots: Le voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline. Vous êtes fier de vous?

Je l'étais. Mon «premier» texte. Depuis que je savais lire, je n'avais cessé de lire des histoires et encore des histoires avec cette hâte de tourner la page pour arriver au chapitre suivant. Avec ce livre là, ma lecture ne me portait plus en avant: je prenais plaisir au texte beaucoup plus qu'à l'histoire qu'il racontait, je venais de découvrir que le langage ne servait pas qu'à dire, mais à jouir aussi, je venais de découvrir que le texte est d'abord textures.

Inquiet? Oui, mais pas de la disparition des journaux, ni du livre, ni du papier. Pas inquiet une seconde de la disparition du texte, même si je reste surpris de l'énigmatique survivance de l'écrit jusqu'ici.

Inquiet, oui. Qu'il n'y ait plus personne pour lire les textes quel que soit leur support, papier ou web.

(1) à lire absolument si ce n'est déjà fait : Is Google Making Us Stupid?, un article de la revue américaine The Atlantic, numéro juillet-août 2008, par Nicholas Carr.