J'arrive de Berlin. En fait non, j'arrive d'Abercorn. Je suis allé rouler le chemin des Églises Ouest, que j'ai toujours connu en terre et qu'ils viennent d'asphalter. Il relie le mont Pinacle à la montagne de Sutton, et au-dessus d'Abercorn - en devenant le chemin des Églises Est -, il relie la montagne de Sutton à la montagne de Jay, en nous déposant drette au pied de Jay, mais par une route si défoncée, si impraticable même en vélo, que plus personne ne s'y risque. Tenus dans l'isolement, les douaniers américains de ce petit poste champêtre du Vermont ont l'air de ces soldats japonais dans les îlots du Pacifique ; les plus vieux se souviendront de leur air hébété quand on les découvrait 10 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et qu'on leur disait qu'elle était finie: Hein? La guerre est finie?

Les douaniers américains qui m'ont accueilli étaient dans cet état d'hébétude. D'où sortez-vous donc ? m'ont-ils demandé.

J'arrive de Berlin, messieurs.

Je leur ai appris que le Mur était tombé, que Harry Truman était mort de la scarlatine, remplacé depuis par Obama.

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J'arrive de Berlin, enfin pas exactement. Il y a déjà trois semaines, maintenant. Depuis, j'ai écrit mes papiers qui seront publiés à compter de mardi, tous les jours jusqu'à samedi.

L'automne sera très allemand, avec des élections dans quelques jours qui vont à coup sûr reporter Mme Merkel au pouvoir, mais je n'en parle pas dans mes papiers. Je ne parle pas non plus de l'avenue Kurfürstendamm (leur 5e Avenue) ; je ne parle pas de Mitte, de l'île des Musées, du Zoo, d'Unter den Linden, du Tiergarten. Pour cela, va falloir que vous achetiez le guide Michelin. Je ne parle même pas des Turcs, même s'il y en a beaucoup. J'ai fait comme les Berlinois, j'ai fait semblant de ne pas les voir.

Je parle du Mur. Samedi prochain, La Presse publie un spécial sur les murs dans le monde : celui de Cisjordanie, celui de Belfast, celui le long de la frontière mexicaine, celui des « gated communities ». Ils m'ont donné celui de Berlin... qui n'existe plus.

Anyway, c'est ce que je vous raconte mardi : comment il est tombé. La petite histoire. La grande se résume en un mot : Gorbatchev. Gorby n'a pas fait donner la mitraille, voilà pourquoi.

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J'arrive de Berlin, en passant par Bâle à l'aller comme au retour. Bâle qui n'est pas une belle ville, sombre et étriquée, sauf en son milieu, traversée par le Rhin qui lui fait une entaille somptueuse. Un peu partout en ville, je croisais des gens avec des drôles de sacs orange et jaune à l'épaule. C'est en arrivant au Rhin que j'ai compris que c'était des sacs de nage imperméables. Les gens y mettent leurs habits, leurs souliers, se jettent à l'eau, descendent le fleuve en se laissant porter par le courant; le sac avec leurs habits dedans leur sert de bouée, parfois même de radeau pour leur chien. Quand ils ont assez barboté ils accostent, remettent leurs habits secs, rentrent à la maison à pied ou prennent le tram.

C'était un jour de grande canicule, on se rafraîchissait rien qu'à regarder ces milliers de gens qui descendaient le courant. Il paraît que quelques-uns le font toute l'année. Une journée par semaine, un bateau surveille la baignade, les autres jours non. J'entendais d'ici nos matantes pousser les hauts cris : mais enfin, les accidents ? Il leur arrive d'arriver, ma tante. C'est dans la nature même des accidents.

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J'arrive de Berlin et vous le devinez peut-être à mon ton, je n'ai pas très envie d'être ici.

C'est toujours pareil. Je n'ai pas envie de partir. Pas envie du bébé qui braille dans l'avion, pas envie de leur bouffe de cafétéria de prison. Pas envie du film à la con. Et deux semaines plus tard j'ai pas envie de revenir. Pas envie de l'hiver qui s'en vient. Pas envie de Guy Laliberté dans son costume d'astronono.

Pas envie de la grippe. J'ai la fièvre rien qu'à écouter les niaiseries des conspirationnistes et des illuminés anti-vaccin. Remarquez que je ne me ferai pas vacciner non plus. Pas parce que je suis anti-vaccin. Parce que j'ai un truc. À la fin de sa vie (il est mort à 96 ans), ce dont mon père était le plus fier, c'était, dans cet ordre, d'avoir survécu à sa femme et d'avoir survécu à la grippe espagnole. Pour sa femme il n'a jamais dit comment ; mais pour la grippe espagnole, il m'a confié son secret : le jus de citron. Rappelle-toi, mon garçon : le-jus-de-ci-tron. Il en triomphait encore. Je vais faire pareil. Je vais vous regarder mourir en buvant de la limonade.

Savez ce que j'ai trouvé de plus reposant, à Berlin? C'est de ne pas comprendre l'allemand. J'ai remarqué ça : quand je ne comprends pas ce que les gens disent, je les aime. J'adore aussi les Chinois et les Bulgares.

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Je n'ai pas envie de ces morts en Afghanistan égrenés au bulletin de nouvelles presque chaque matin de cette semaine. Le caporal Machin a sauté sur une bombe artisanale. Neuf autres ont été blessés. On ne craint pas pour leur vie. C'est sûr, tu peux très bien vivre une jambe en moins.

Toujours la même arithmétique : le pays civilisateur envoie 1000 soldats qui vont régler ça, ce ne sera pas long. Ils ne règlent rien du tout et plusieurs se font tuer. Mille autres sont envoyés pour protéger les 1000 premiers. Ça fait 2000. Qui ne règlent rien du tout et se font deux fois plus tuer. C'est normal, sont deux fois plus nombreux. Alors 2000 autres sont envoyés pour protéger les 2000 premiers. Ça fait 4000. Et ainsi de suite, on arrive à des centaines de milliers. Et toujours plus de morts.

Je n'ai plus du tout envie des choses, des gens, des concepts qui n'ont pas de marche arrière.

Ça n'a pas l'air, je sais, mais je vous parle, madame la ministre de l'Éducation.

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J'arrive de Berlin et vous le devinez peut-être à mon ton, je n'ai pas très envie d'être ici. J'ai comme une petite fatigue d'Amérique.

Je lisais l'autre jour dans la chronique de Patrick Besson (Le Point) que le plus dur dans la mort était la solitude, on s'en va et tout le monde reste. C'est drôle, moi ce serait plutôt ce que je trouve de bien : au moins, on s'en va tout seul. Pas comme en avion avec un bébé qui braille devant, un film à la con, et l'hôtesse qui vous demande: le poisson ou le poulet?