Il y a 20 ans, le 9 novembre 1989, le mur de Berlin est tombé.

Montréalaise d'origine, Claire vivait à Berlin. Elle y vit toujours. La nuit où le mur est tombé, elle était chez elle, à Berlin. Elle fêtait les 13 ans d'une de ses filles, née justement un 9 novembre. Dans la soirée, la mère de Claire a appelé de Montréal pour souhaiter bonne fête à sa petite-fille. Avant de raccrocher, elle lâché ce truc énorme: au fait, je viens de voir à la télé que le mur est tombé.

Claire s'est mise à rire. Mais non, maman, c'est en Hongrie. Puis, à ses invités: Imaginez! C'est ma mère à Montréal, elle dit que le mur de Berlin est tombé!

Tout le monde a bien rigolé. Puis les invités sont partis, Claire et son chum sont allés se coucher sans se douter de rien. À 7 h le lendemain matin, le téléphone encore. C'était un cousin qui vivait à l'Est.

Je suis là!

T'es là... où?

À l'Ouest! Le mur est tombé!

* * *

Le 9 novembre 1989, le monde a changé.

Le monde? Celui qui avait surgi des ruines de la Deuxième Guerre mondiale. L'Allemagne a été officiellement divisée en deux États en 1949. En plein milieu de l'Allemagne de l'Est, baignant en plein territoire ennemi: Berlin. La ville elle-même sera séparée en deux par un mur de 45 km érigé en une nuit - le 13 août 1961- pour mettre fin à l'exode des millions d'Allemands de l'Est qui fuyaient à l'Ouest.

Ce mur tombera 28 ans plus tard, le 9 novembre 1989. Et avec lui tombera le monde ancien.

Un des plus écoutés des intellectuels américains -Francis Fukuyama- a proclamé et soutient encore que l'Histoire s'est arrêtée ce jour-là. Comprenez que la démocratie et le capitalisme ont gagné pour toujours en se fondant (en se confondant?) pour toujours.

Ce qui est irréfutable, c'est que, le 9 novembre 1989, le monde a radicalement changé, sans violence, sans avions qui rentrent dans des tours. Presque par inadvertance.

La situation était mûre, bien sûr. Le rideau de fer qui séparait l'Europe avait été cisaillé en Hongrie; des milliers d'Allemands de l'Est gagnaient déjà le monde libre par l'Autriche. Solidarnosc partageait le pouvoir en Pologne. En Union soviétique, la restructuration -appelée perestroïka de Gorbatchev s'était emballée, le communisme vacillait en son fief même et, surtout, ce qui a finalement décidé de tout: on avait compris que Gorbatchev ne ferait pas donner la mitraille. À la grande question: pourquoi ils n'ont pas tiré? Une seule réponse: Gorbatchev. Auquel il faudra bien, un jour, rendre grâce.

En octobre, à Berlin même, des manifestations impensables six mois plus tôt avaient mené à la démission du président Honecker.

Une pichenette allait faire tomber le mur. Le 9 novembre 1989, vers 19 h, Günter Schabowski, du ministère de l'Information de la RDA, terminait sa conférence de presse sur les récentes nominations au Conseil d'État. Les journalistes avaient déjà refermé leur calepin, les cameramen remballaient leur matériel quand Schabowski a sorti un papier d'une autre poche. Ah oui, commença-t-il, comme s'il s'agissait d'un ajout sans importance, je voulais vous dire aussi que les autorisations pour aller à l'étranger (donc pour aller à Berlin-Ouest) seront données désormais dans des délais très, très courts... En fait, les commissariats de police ont reçu instruction de délivrer des autorisations de sortie sur-le-champ aux citoyens qui en feront la demande aux points de passage...

Stupéfaction des journalistes présents. Que nous chante-t-il là? Quel piège cela cachait-il? Ces permissions de sortir du pays (Ausreiseerlaubnis), que les Allemands de l'Est n'obtenaient qu'après des années de justifications humiliantes -le simple fait d'en demander une vous désignait comme traître à la nation, ce mur infranchissable depuis 28 ans, 1000 Allemands avaient été abattus à essayer de le sauter, et 5000 croupissaient en prison pour avoir essayé. Ces centaines de miradors, de bunkers, de casemates, ces chiens dressés à tuer, ces milliers de gardes-frontière... On allait désormais pouvoir traverser tout cela en sifflotant? Bonjour, monsieur le garde-frontière, je voudrais aller acheter des bananes et du chocolat sur le Kurfürstendamm...

À partir de quand? lance un journaliste.

Schabowski reprend son papier, semble y chercher la réponse, hésite, relève la tête:

Maintenant, dit-il.

Le monde avait commencé à changer avant ce 9 novembre 1989, mais la pichenette qui le fait basculer c'est ce petit mot: maintenant.

Non, la nouvelle ne s'est pas répandue comme une traînée de poudre. La télé est-allemande n'en a pas parlé. Celle de l'Ouest l'a traitée avec circonspection. Une petite centaine de courageux cobayes se sont présentés au passage de Bornholmer Strasse: paraît que vous délivrez des visas sur simple demande?

Les gardes-frontière ont appelé le grand patron de la police secrète – la Stasi –, qui a lui-même joint le nouveau président, Egon Krenz. Laissez-les passer, a ordonné Krenz.

Et alors là! Là! Là! La traînée de poudre. Le déferlement. La marée humaine, compacte, euphorique. Là, le mur est tombé.

En fait, non. Dans sa concrète réalité de béton, le mur n'est pas tombé ce soir-là. Les Berlinois avaient trop de plaisir à le traverser librement, à l'escalader, à s'asseoir dessus.

* * *

Peter a grandi à l'Est, dans un village à 200 km au nord de Berlin. En 1989, il avait 22 ans. Il habitait chez ses parents. «Le soir où le mur est tombé, je n'en ai rien su. J'étais sorti avec des amis prendre une bière. C'est mon père qui m'a réveillé le lendemain: Peter, Peter, le mur est tombé. J'ai regardé l'heure et je lui ai dit: Tu ne trouves pas qu'il est un peu tôt pour faire des farces?

Ce matin-là, à l'atelier, on était juste trois, les autres étaient partis à l'Ouest. J'y suis allé seulement le surlendemain avec deux amis. On est allé à Lübeck, la première grande ville à l'Ouest. On a pris un café. On a acheté les journaux, on les a lus dans un parc. Il faisait froid. On est rentré à l'Est le soir même.»