Le vol Montréal-Bâle. On ne part pas! L'hôtesse vient de nous l'annoncer: les toilettes sont bouchées.

C'est comme un résumé de ma carrière. Juste le jour où j'ai rendez-vous avec l'Histoire, paf, les toilettes sont bouchées. Passer par Bâle pour aller à Berlin, allonger la route, c'est moi aussi: deux heures et demie pour déboucher les toilettes, sept heures d'avion, sept heures de train.

Dans l'avion, je lis un tout petit livre, Le goût de Berlin. Ah! vous allez à Berlin, me dit ma voisine. Voyez, c'est pour cela que j'aime allonger ma route. Il arrive tant de choses extraordinaires, sur la route.

Dans le train, je ne lis rien. Au sortir de Bâle, on a enfilé la vallée du Rhin, bordée des premiers contreforts de la forêt Noire. Vignobles. Les toits de tuiles rouges des villages. Premier arrêt, Fribourg. Puis Offenbourg. Une dame un peu pincée s'est installée dans mon compartiment à Baden-Baden. Déjà qu'elle répondait du bout des lèvres à mes questions, j'ai achevé de la geler avec celle-ci: Vous aviez quel âge, madame, quand le mur est tombé? Oups. Précisément de cet âge que les dames de son âge ne disent pas à un inconnu dans un train.

Puisque vous me le demandez, j'allais avoir 49 ans quand le mur de Berlin est tombé, le 9 novembre 1989. J'étais en vacances. J'ai chroniqué sur la chose à mon retour de vacances pour dire que cela avait été un grand bonheur de voir tomber le mur sans violence, pas un mort, pas un fusil, pas un tank. Un grand bonheur, mais le triomphalisme de l'Occident faisait quand même chier. Vingt ans plus tard, je pourrais le redire exactement dans les mêmes mots.

La dame est descendue à Francfort, je me suis endormi à Göttingen, qui doit être bien joli. Je ne connais la ville que par la chanson de Barbara: Que jamais ne revienne le temps des larmes et de la haine.

Berlin Ostbahnhof, minuit. Dans le petit parc, devant la gare, des punks avec leurs chiens. Je marche jusqu'à Karl-Marx Allee, prolongée par Frankfurter Allee. On est dans Berlin-Est. Paraît que tout au bout, par là, on arriverait à Moscou. En tout cas, c'est la plus soviétique des rues de Berlin: huit chars d'assaut pourraient y avancer de front. C'était bien l'idée, d'ailleurs.

La pension-hôtel où j'ai réservé est toute petite. Ma chambre aussi, forcément ; la table, juste assez grande pour mon ordi. Le gardien de nuit, très empressé, parle un peu anglais. Il était en train de se faire un thé. Vous en voulez?

Vous êtes un Ostie?

Un Ossie, me reprend-il. Il ne comprend pas pourquoi je m'étouffe dans mon thé. Ost, c'est Est, qui a donné Ostalgie, la nostalgie dont nombre de Berlinois de l'Est - les Ossies, pas les Osties - se bercent encore 20 ans après. Cet hôtel était une garderie avant la chute du mur, j'habitais tout près, me dit le gardien de nuit.

C'était comment, chez vous? L'appartement, je veux dire?

Froid, humide, il y avait de la moisissure sur les murs. Quand le mur est tombé, on était sur une liste d'attente depuis six ans pour aller habiter dans une tour. C'est là que j'habite, maintenant.

Le lendemain matin, pèlerinage jusqu'à la place Rosa-Luxemburg, ma première égérie. J'ai été groupie de cette anarchiste qui s'ignorait (elle se disait communiste). La place est laide, le théâtre à colonnes qui la squatte aussi. C'est le théâtre Volksbühne de Frank Castorf, le Robert Lepage berlinois. Je viens de dire une niaiserie: Lepage fait consensus, pas Castorf.

J'allais à l'Académie des arts, au bout d'Unter den Linden, pour une exposition de photos de Berlin-Est prises par des photographes de Berlin-Est dans les années 80. En principe, rien à voir avec le mur, pourtant c'est ce que je verrai de plus transcendant sur le mur durant tout mon séjour.

Sans le montrer une seule fois, les photos de cette exposition l'expriment avec une éclatante vérité. La photo d'un cimetière au pied d'une tour suggère qu'on était mort bien avant de passer de l'une à l'autre. Une vieille devant une porte lit une adresse sur un bout de papier ; des sous-vêtements sèchent sur une corde ; une dame nue jusqu'à la taille, très belle, avec des pendentifs ; une première photo de ciel - il y en avait donc un - ; une seconde si barbouillée qu'il ne peut s'agir que d'un ciel au-dessus d'un mur ; des fils électriques ; un monsieur avec un chien dans un panier - seul le chien sourit.

Le lendemain a été ma journée Stasi. Visite du quartier général de la Stasi, devenu musée. Quincaillerie d'espion, toutes les formes de micros-épingle à cravate, de caméras-crayons cachées dans des troncs d'arbre, dans des traverses de chemin de fer. Arrosoirs de cimetière avec une enregistreuse dans le double fond. Tu ramassais l'arrosoir à la conciergerie du cimetière pour arroser les bégonias sur la tombe de ta soeur, le type de la tombe voisine t'en faisait compliment: sont beaux, tes bégonias, Kleber. Tu répondais: ouais, dans ce pays de merde, les fleurs, c'est tout ce qu'il reste de beau. Le lendemain, t'étais convoqué à la Stasi: un pays de merde, hein?

T'en prenais pour cinq ans à la prison de Hohenschönhausen, que j'ai visitée aussi. Ancienne usine transformée en camp de travail par les nazis, puis en prison par les Soviétiques, devenue les catacombes où la Stasi interrogeait et torturait les gens qui parlaient trop en arrosant leurs bégonias.

Bref, ai-je lancé à la guide, c'était un peu Guantanamo avant l'heure.

La madame était pas contente.

Le musée de l'Allemagne de l'Est est plus amusant. Il reconstitue un appartement d'une famille moyenne de l'Est. Les objets en disent plus sur les idéologies que les discours, mais si on voulait me faire pleurer, c'est raté. Ces gens-là avaient tout de même bien une salle de bains. Au même moment, je grandissais dans une maison où il y avait un unique robinet d'eau froide au-dessus d'un minuscule évier qui servait aussi bien à se laver le cul qu'à nettoyer les patates pour le souper. Les toilettes étaient au fond du jardin, évidemment.

Ce matin, j'ai dû quitter à regret ma petite pension dans l'Est pour un hôtel prétentieux dans l'extrême Est, un de ces trucs hypermodernes, bâti au milieu de nulle part, ça sent la maf, la faillite rachetée pour une bouchée de pain, personnel et clientèle super chiants. Je pars tôt le matin et reviens tard la nuit pour ne pas être tenté de mordre un touriste italien dans l'ascenseur.

Où je vais? Ça dépend. Rencontrer des gens. Un artiste roumain, un jeune homme de Montréal qui travaille dans un resto en terminant sa thèse sur le théâtre allemand, un autre jeune homme qui venait de poser des affiches pour les élections, des gens que vous ne retrouverez pas dans ce reportage. Ils y sont pourtant ; le fond de l'air, c'est eux, je les en remercie.

Dîné avec une dame de la libraire Karl-Marx. Pas vraiment une librairie. J'ai gardé une seule note de notre rencontre: J'étais, dit-elle, de ces Allemands de l'Ouest qui avaient accepté la séparation comme un état de fait. Je disais qu'il fallait regarder devant, qu'il y avait maintenant deux Allemagnes, c'était comme ça, c'est tout. Je voulais qu'on supprime dans les livres de classe cette insertion que l'on trouvait en page de garde: notre but est la réunification.

Je saute les quelques jours consacrés aux Championnats du monde d'athlétisme, qui se déroulaient à l'Olympiastadion durant mon séjour, encore que le sport allemand aussi est divisé en Est et Ouest, en méthodes et entraînements intensifs de l'Est, et en «pédagogie inspirée» de l'Ouest. Résultat, les Allemands n'ont jamais été aussi médiocres dans les stades que depuis la réunification.

Mes sorties me mènent toujours plus loin vers l'Est. Le métro, le tram, le bus, me voici à Alt Marzahn, un vrai village, une place bordée de marronniers, l'église, des tonnelles dans les jardins, un monsieur en bedaine qui sortait du dépanneur...

Bonjour, monsieur. Il a toujours habité ici, la maison à côté de la charcuterie. Il y a 20 ans, le village était exactement comme il est là, me dit-il, sauf la Mini Cooper devant l'auberge.

Tout autour du village, des tours. Celles avec des balcons sont nouvelles. Dans une émission de télé est-allemande des années 70 que l'on peut visionner au musée de la RDA, un journaliste demande à une petite fille comment elle imagine l'an 2000: avec des balcons, répond la gamine. Qu'est-ce qu'elle doit être contente aujourd'hui.

Dernier souper dans un resto italien - je ne suis pas tombé une seule fois sur un resto allemand ; peut-être qu'il n'y en a pas, à Berlin - soupé en lisant The German Times, un article coiffé de ce titre: «Great-Grandpa was a Nazi after all». Encore là, le mur se dresse: selon l'étude citée, une majorité de jeunes Allemands de l'Ouest semblent s'en désoler, alors que ceux de l'Est ne manifestent aucun sentiment: grand-papa était nazi? Qu'y puis-je?

Le lendemain matin, j'étais à la Ostbanhof à 6h. Dans mon compartiment, deux dames, la quarantaine rock'n'roll avec des tatouages. Elles m'avoueront en riant qu'elles m'ont d'abord pris pour un Ossie.

Et puis?

Et puis, croyez-moi, c'est mieux comme ça. Le Canada, c'est beaucoup mieux. Elles m'ont dit des horreurs sur les Ossies, en riant toujours, mais des horreurs pareil. Ce sera la dernière note dans mon carnet: l'anniversaire de la chute de quoi, déjà?