Je vous disais l'autre jour que j'étais à relire Tristes tropiques à petites lampées, avec mon lait chaud, le soir. Lévi-Strauss y parle brièvement d'écriture. Voici. Il commence par nous dire que l'âge de la pierre polie (dit néolithique, il y a environ 10 000 ans), qui a vu la naissance de l'agriculture et de la domestication des animaux, le début de la poterie et aussi le début du façonnage des outils et des armes, est une des phases les plus créatrices, fécondes, allumées de l'histoire de l'humanité. Quel rapport avec l'écriture? Justement, l'écriture était inconnue.

L'écriture est apparue entre le quatrième et le troisième millénaire, ce qui correspond à la formation des cités et des empires, c'est-à-dire à l'intégration dans un système politique d'un nombre considérable d'individus et à leur hiérarchisation en castes et en classes. L'écriture survient probablement, avance Lévi-Strauss, pour répondre au besoin de définir ce pouvoir, en pérenniser les ordonnances, fixer les hiérarchies, bref, intégrer l'Homme dans le système. Si mon hypothèse est exacte, ajoute Lévi-Strauss, l'écriture à des fins désintéressées, en vue d'en tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques (le roman), est bien secondaire, bien frivole.

Pourquoi je vous parle de ça? Parce que Lévi-Strauss est mort avant-hier à 101 ans. Parce que, hier aussi, Dany Laferrière a obtenu le Médicis pour L'énigme du retour. Surtout parce que j'ai envie de parler d'écriture. Mais aussi parce que je ne suis pas d'accord avec Lévi-Strauss. Je trouve qu'il traite bien légèrement de la «satisfaction intellectuelle et esthétique» que j'ai tirée de L'énigme du retour, qui est un livre magnifique.

Je m'empresse d'ajouter que ce n'est cependant pas le meilleur des quelque 20 romans qu'a écrits Laferrière. Le meilleur, pour moi, est Pays sans chapeau. Le second serait Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit? Puis viendrait celui-ci, le Médicis, le plus achevé, le plus maîtrisé, c'est vrai. Mais c'est peut-être justement là ma restriction: pas si maîtrisé puisque, en le lisant, on en sent à chaque page la maîtrise. Oserais-je une petite vacherie? Je l'ai senti écrit pour le Renaudot, le Femina, le Médicis et même, dans quelques courts passages encore plus beaux, pour la Légion d'honneur.

Mais c'est d'écriture que je veux parler. L'écriture était d'ailleurs le prétexte de notre dernière rencontre au Caffè Italia, le jour même où sortait son livre en librairie. Laferrière me disait qu'il était en train d'écrire un livre sur «comment écrire» destiné aux jeunes Haïtiens.

Comment écrire? Cela m'intéresse aussi. Comment écrit-on un roman, Dany?

C'est très simple. On en écrit un. On le jette. On en écrit un autre, c'est le bon. (Je crois qu'il se foutait de ma gueule: j'ai dit de son avant-dernier roman, Je suis un écrivain japonais, qu'il était à jeter. N'empêche que, s'il l'a fait pour vrai, ça a marché, son truc!)

Bon, maintenant qu'on sait écrire un roman, une question plus difficile: comment lit-on un roman?

En ne se fiant surtout pas au titre. Par exemple: L'énigme du retour. Il n'y a aucune énigme. Et ce retour n'est pas, comme nous le dit la critique, l'histoire d'un écrivain haïtien qui vit à Montréal et qui retourne en Haïti après la mort de son papa à New York. Le papa de Dany est mort il y a 25 ans; Dany est retourné 854 fois en Haïti depuis son exil. Ce livre-là est la somme de tous ses retours. Notez-le, c'est écrit «roman» sous le titre.

Ouvrons-le n'importe où: La jeune fille qui lisait à côté de moi un roman de Tanizaki descend à l'arrêt. Dites-vous bien qu'il n'y a jamais eu de jeune fille qui lisait un roman de Tanizaki. Dans la vraie vie, c'est Laferrière qui lit Tanizaki. L'action se poursuit. La jeune fille, qui a oublié son livre sur le siège, est déjà dans les bras du jeune homme qui l'attendait sur le quai. L'écrivain, lui, n'attendait que cela pour écrire ce qui suit: Le livre, comme le train, n'a servi qu'à l'amener à lui.

Pourquoi lire un roman? Exactement pour ça. Ça quoi? L'é-cri-ture. Il n'y a pas d'autre énigme que celle-là dans le livre de Laferrière. Pas son père, pas Haïti, pas Aimé Césaire. L'é-cri-ture.

Si mon hypothèse est exacte, dit Lévi-Strauss, l'écriture à des fins désintéressées en vue d'en tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques (la lecture, donc) est bien secondaire.

Notez que Laferrière ne dit pas autre chose dans le paragraphe de la jeune fille qui a oublié Tanizaki dans le train. La littérature, bof, juste pour passer le temps en attendant de serrer dans nos bras ceux qu'on aime. Sauf que, ce disant, il nous donne à lire un bijou.

Tout comme Lévi-Strauss, qui écrit que l'écriture c'est nul, sauf qu'il l'écrit sublimement. Il disait aussi haïr les voyages; il n'a fait que ça toute sa vie, voyager. Bref, les écrivains racontent n'importe quoi. Mais on s'en crisse. La littérature, elle, est toujours vraie.