Est-ce au dépanneur, près du pont, à Bedford, où je vais chercher La Presse et où travaille une des petites Brodeur, que j'ai entendu parler de Jacinthe, 19 ans, encore junior, une des 25 meilleures patineuses au Canada en solo? Et de sa grande soeur, Mylène Brodeur, 23 ans, qui patine en couple et a espéré jusqu'à la dernière minute qu'elle irait à Vancouver? Je vous le dis tout de suite: Mylène n'ira pas.

Au fait, cette première chronique olympique ne raconte pas l'histoire d'une patineuse qui n'ira pas à Vancouver. Cette chronique est pour dire que c'est loin, Vancouver, qu'on y aille ou pas, d'ailleurs.

Cela me revient, ce n'était pas au dépanneur près du pont, c'est chez ma coiffeuse, Nathalie, que j'ai entendu parler des filles Brodeur. Ma coiffeuse aussi a une fille qui patine et qui va très bien. On parlait des voyagements, ces millions de kilomètres pour la conduire à l'entraînement, l'attendre, ou revenir et retourner la chercher, les camps d'été, les compétitions à l'autre bout de la province, parfois du pays ; les sous, les robes, les patins, les entraîneurs personnels... Imaginez quand vous en avez deux qui patinent!

Vous en avez deux?

Pas moi - Mme Brodeur. Et deux de calibre national, imaginez.

Calibre national: juste dans mon coin de campagne, on trouve trois ou quatre clubs de patinage artistique. Un club de presque 100 patineurs à Bedford (moins de 3000 habitants), un autre à Farnham, un autre à Bromont. Figurez-vous le nombre de patineurs dans tout le Québec, dans tout le Canada... Jacinthe, encore junior, est classée 25e au Canada. Mylène, quatrième. On parle ici de la crème de la crème.

Parlant de crème, justement, les filles Brodeur ont été élevées sur une ferme laitière, la ferme Jérangino. C'est sur mon chemin de vélo. Une grande cour, l'étable rouge collée sur le silo, la belle maison de ferme, des champs derrière, des champs devant. Line et Gilles Brodeur ont une soixantaine de vaches holstein pur sang. C'était dans leurs plans de gagner des prix avec les vaches à la foire agricole de Brome, mais des championnats de patinage avec leurs cinq enfants? Pas vraiment. C'est venu par hasard.

Mylène avait... quoi? 10, 11 ans? Elle apprenait à patiner pour le fun. Le moniteur à l'aréna n'arrêtait pas de dire à sa mère: elle est bonne, elle est bonne, votre fille. Ça vaudrait la peine de la pousser, si elle veut. Elle voulait. C'est comme ça que ça a commencé. Douze ans et huit heures de route plus tard, voilà Line et Gilles Brodeur à London, en Ontario. C'était il y a un mois. Un petit motel, la glacière avec des sandwiches faits à la maison. Ils étaient venus voir Mylène se qualifier pour Vancouver. Au fond, tout au fond, se doutaient bien que ça n'arriverait pas. Ce n'est pas arrivé non plus. Dans ce sport-là, quand t'es classé quatrième, tu ne passes pas deuxième en claquant des doigts. Seuls les deux premiers couples étaient sélectionnés.

La petite soeur, Jacinthe, quatre ans plus jeune, a suivi les traces de l'aînée. Même parcours du combattant: cours privés, puis entraîneur personnel, sport-études à Saint-Jean, où elle a été pensionnaire. Aujourd'hui au cégep Édouard-Montpetit, à Longueuil: programme spécial de cours matinaux; à midi, elle file à Boucherville pour l'entraînement (des fois, c'est à Contrecoeur), retour à la ferme à 7 h du soir, levée à cinq heures et demie pour éviter le trafic... C'est pas mal plus loin qu'on le croit, Vancouver, ou Sotchi, en Russie, où auront lieu les prochains.

Tout de suite après les nationaux, où elle ne s'est pas qualifiée, Mylène est partie en Corée pour le tournoi des quatre continents. C'était il y a 15 jours. Papa et maman ont suivi la compétition en direct de Corée sur je ne sais pas trop quel canal spécialisé, de minuit à 3 h du matin, papa un bout dans le salon, un bout à l'étable, où une vache était en train de vêler. Ça ne s'est pas très bien passé à l'étable - le veau est mort - ni sur la patinoire - Mylène est tombée.

Les patins de Mylène coûtent 1200 $. Elle en use deux paires par année. Une robe de compétition? Entre 500 et 1500 $. Faut aussi payer les billets d'avion de l'entraîneur, qui les suit partout, son hôtel, ses repas, ses services.

Mylène se débrouille toute seule avec l'aide financière ponctuelle du fédéral et du provincial - notons-le, le Québec est la plus généreuse des provinces du Canada avec ses athlètes d'élite. Elle n'habite plus la ferme, gagne sa vie en donnant des cours de patinage, des spectacles aussi. Elle se mariera cet été. À 19 ans, pas encore «brevetée» comme sa soeur, Jacinthe compte beaucoup sur papa et maman. Combien, déjà, pour l'entraîneur?

Mme Brodeur me voyait venir de loin: entendons-nous sur une chose, monsieur le journaliste, que ce soit bien clair: je n'ai jamais eu le sentiment de me sacrifier. Je n'ai jamais rien regretté, jamais souhaité qu'elles arrêtent. Quand elles ont songé à le faire, comme Jacinthe récemment, je les ai laissées décider, mais en leur soulignant que leur père et moi étions prêts à continuer de les aider, qu'elles étaient moins une charge qu'un sujet de fierté.

C'est entendu, madame Brodeur, on ne parlera pas de sacrifice. De quoi pourrait-on bien parler? Pourquoi pas de la génisse que fait tirer votre vacher de mari au party annuel des éleveurs de holstein? Il peut ramasser 1500 $, ça paie toujours bien une paire de patins. C'est entendu, on ne parlera pas de sacrifice. Mais peut-on parler de vos deux jobs, trois avec la ferme?

Line est au repos depuis huit mois, depuis qu'une vache ombrageuse l'a chargée et qu'elle s'est brisé la cheville. Je la laisse raconter l'incident: «J'ai tout de suite su que c'était grave, j'ai tout de suite pensé que je ne pourrais pas aller travailler, j'ai tout de suite pensé à ma fille, pas à ma cheville.»

On ne parlera pas de sacrifice, je l'ai promis. On va juste redire que c'est loin, Vancouver. Qu'on y aille ou pas, d'ailleurs.